Il y a des jours où les minutes semblent défiler avec la fluidité d’une danseuse, virevoltantes, délicates et délicieuses. Le temps passe avec la frivolité d’un petit ballet aux notes enjouées. On ne sent pas son poids sur nos épaules ; le soir arrive en un battement de cil.
Aujourd’hui est une de ces merveilleuses journées. Pas une seule zone d’ombre à l’horizon. Le ciel est clair, dégagé. La chaleur supportable. Une température idéale pour une sortie en ville, et je ne me suis pas fait prier.
De toute façon, j’avais un rendez-vous de la plus haute importance à Mésoé. Un joli billet de train à récupérer… Et une place pour le ferry qui part tous les dimanches matin vers l’Austrée. Ça y est ! J’ai enfin pris mes dispositions, trouvé un stagiaire qui s’occupera des plantations le temps d’une petite semaine… Choix idéal pour des vacances sans se faire de bile.
Je pense qu’il était temps pour moi de lever les voiles ; ce n’est pas que je n’aime pas mon travail – quiconque me connaît bien sait parfaitement que le refuge, c’est toute ma vie –, mais j’ai parfois besoin de prendre mes distances avec tout ça. Respirer un autre air, peut-être moins pur, certes, mais plus entraînant.
Léa a fait une drôle de tête quand je lui ai dit que je partais pour Solem. Étrangement, elle a tout de suite deviné qu’il y avait quelqu’un derrière ce voyage soudain. À croire que nous avons grandi ensemble… Enfin ! J’imagine que deux ans de vie commune suffisent à me connaître ? Disons que malgré les apparences, je ne suis pas un garçon très complexe. Il y a quelques rouages à comprendre et décrypter, mais après ça, le tour est joué.
J’ai donc bien dû lui avouer que j’ai rencontré un prince charmant. Pas prince. Pas particulièrement charmant. Mais tout de même un homme qui me plaît, et c’est bien là le principal. Je sais que ce n’est pas l’avis de tout le monde, évidemment. J’ai arrêté de compter le nombre de fois où, suite à la Cérémonie de l’Éveil, ce cher Soann m’a répété que ce n’était pas un bon plan.
J’ignore d’où vient cette haine pour mon scientifique austréen. Tout ça à cause de quelques articles calomnieux dans les journaux… Vraiment, les gens n’ont pas de vie. Ou alors, elle est bien piètre.

Bref. C’est donc billets en poche et âme légère que je me promène tranquillement dans les rues de Mésoé. J’ai changé de lentilles tout récemment ; les nouvelles m’offrent une meilleure vision dont je me délecte depuis quelques jours. J’ai tout de même pris mon bâton, si jamais je tombe sur un coin plus sombre, plongé dans une semi-pénombre qui me mettrait en difficulté. Aujourd’hui, seul Kiwan m’accompagne. Il me semble le voir grandir de jour en jour. Je pourrais presque m’imaginer le voir pousser sous mes yeux. La feuille qui surplombe son crâne s’élargit et s’allonge à n’en plus finir… C’est bientôt l’heure de l’évolution, et autant dire que cela me tarde vraiment… Je me dis qu’il me sera d’une grande aide au refuge ; il est bien connu que les Macronium et Méganium ont des vertus incroyables auprès des plantes. Kiwan pourrait aisément devenir mon atout majeur ; du moins, je l’espère.
Après tout, c'est en grande partie dans ce but que je l'ai adopté. Certes, on s'attache à ces petites créatures, mais pour moi, elles sont surtout des collègues de travail. Elles me rendent service, je les nourris et leur offre un toit. C'est un juste échange, me semble-t-il.

Juste échange que j'oublie souvent, je l'avoue. Finalement, mes Pokémon sont plus mes amis qu'autre chose, et je ne vais pas m'en plaindre. Perdu dans les Plateaux, la solitude pourrait être terrible. Avec eux à mes côtés, la vie est douce et différente tous les jours.
Kiwan, d'un naturel jaloux et câlin, est en tout cas ravi d'être mon seul partenaire du jour. Il marche fièrement devant moi et slalome non sans une certaine maladresse due à l'évolution proche entre les passants.
Mésoé est étonnamment bondée, aujourd'hui. Je me perdrai presque au beau milieu de cette masse grouillante si je ne voyais pas ce petit trognon vert se faufiler entre les jambes des gens. Parfois, je m'excuse à sa place lorsqu'il incommode un promeneur. Beaucoup m'observent d'ailleurs d'un œil méfiant, parfois simplement curieux. Je suis habitué à ces regards appuyés et préfère désormais en sourire ou les ignorer. Certains me connaissent de réputation, par ici. Je le vois dans le fond de leurs iris… Il savent. L'albinos aux cheveux longs, aux tuniques amples et claires… Oui, je suis une célébrité de Thacie. Assez tristement d'ailleurs ; les remarques à mon égard n'ont jamais été très flatteuses.  

Enfin ! Peu importe, après tout. Actuellement je n'ai qu'une seule idée en tête : trouver un petit café où prendre un goûter digne de ce nom. Je n'ai pas manger à midi, et mon estomac commence à crier famine. C'est une sensation que je déteste au plus haut point.
Pourtant, malgré cette idée fixe, quelque chose – ou plutôt quelqu'un – parvient à me tirer de mes rêveries orientées…
C'est d'abord un petit picotement sur le cuir chevelu. Puis un frisson qui dégringole le long de ma colonne vertébrale. J'ai toujours été très sensible à quelques caresses capillaires. En bien comme en mal.
Si je hausse un peu les sourcils avant de me retourner sur la voix de cette personne qui touche mes cheveux sans permission, Kiwan, lui, semble déjà avoir remarqué l'inconnu.e. Il est revenu sur ses pas et piaille de méfiance.
Je dévisage cette étrange apparition angélique. De grands yeux cristallins, des cheveux immaculés… Nous nous ressemblons. Sans doute, au beau milieu de toute cette foule grouillante devons-nous apparaître comme une grosse tâche claire. Je détaille un instant ce visage qui me regarde, interdit, puis son corps, enveloppé dans des habits étrangers… Et me rends compte que je suis bien à mal de dire si iel est un garçon ou une fille… Peut-être les deux…? Qui sait.
Finalement, trouvant la situation cocasse, j'esquisse un petit sourire qui se veut rassurant :

– Bonjour…? Le ton que j'emploie est ouvertement étonné mais de bonne humeur. Je ne suis pas vexé… Parfois, toucher le réel est un désir irrésistible. Je ne peux pas lui en vouloir. Vous êtes sans doute bien… le seul ? – corrigez-moi si je me trompe, j'en suis navré – à s'intéresser positivement à mes cheveux, par ici.

Mon regard glisse tranquillement sur la belle créature qui s'est rangée derrière l'inconnu.e. Un magnifique Méganium qui me regarde avec curiosité. Je me penche un peu pour le saluer, flattant doucement son long cou de quelques caresses. Kiwan demeure caché derrière ma jambe et observe son aîné d'un œil émerveillé.

– Vous avez là un magnifique Méganium. Je suis impressionné par les couleurs vives de ses pétales. C'est un spécimen en très bonne santé ; il doit beaucoup vous apprécier – son parfum est vraiment enivrant. Je fais un signe à Kiwan, pour qu'il s'approche. Eh bien ? Tu fais ton timide ? Regarde, tu devrais être heureux de rencontrer un Pokémon de ton espèce. Approche.

Malgré son angoisse, le Germignon finit par obtempérer et salue le grand Meganium timidement. Je ris un peu et me redresse pour me présenter – car je suis quelqu'un de poli et loquace.

– Je m'appelle Garance, et vous ? Vous êtes de passage à Thacie…? Vos habits n'ont rien de commun, par ici.

Un seul coup d'œil me permet de confirmer la première pensée qui m'est venue lorsque j'ai senti que l'on touchait mes cheveux sans mon autorisation. Deux types de personne peuvent faire cela : celles qui sont décidément très malpolies ou celles qui vivent dans un autre monde et ne se rendent pas compte de la portée de leurs actes. La douce créature qui se trouve en face de moi correspond parfaitement à la deuxième solution. Effectivement, il n'y a aucun doute là-dessus. Ses pupilles claires, rivées sur mon visage souriant, sont peuplées de rêveries que je ne saurais imaginer. Il faut dire que je suis plutôt terre-à-terre comme garçon. Mais en tout cas, il n'est pas difficile de voir que cette personne est étonnamment perchée.
Mes lèvres s'étirent encore, transformant mon ris en petite moue intéressée et chargée de sous-entendus. C'est en général la figure que j'affiche lorsque quelqu'un pique ma curiosité. Après tout, il m'en faut peu : une tenue étonnante, un visage inhabituel, une voix hors du commun, un vocabulaire décalé… Serait-il exagéré de dire que cet.te inconnu.e rassemble tous ces éléments ?
J'observe plus attentivement son kimono… À moins que ce genre de vêtement ne porte un autre nom…? Je l'ignore. Ce n'est en tout cas pas ce que j'ai l'habitude de porter ou de voir dans les rues de Mésoé. Celui-ci est d'un bleu ciel très doux, rehaussé par un obi d'un rouge rayonnant. L'ensemble est orné de motifs floraux particulièrement élégants, rappelés par une fleur orpiment qui pique ses cheveux immaculés. Un camélia, sans aucun doute. J'ai passé mon enfance dans une serre ; ne pas reconnaître cette petite merveille de la nature comme celle-ci serait une insulte à la mémoire de mon père.
Je porte une attention fugace à son ombrelle, également. Il est bien rare de voir ce genre d'objet par ici, malgré le soleil Disons que ce n'est pas dans les coutumes de l'île, ni de l'Austrée. Ne parlons pas du Septrion ; le soleil ne connaît pas ses terres gelées.
Bref. Ajouté à cela cet air rêveur, ce regard céleste… Oui, je suis bel et bien en face de quelqu'un de très particulier.
D'ailleurs, ses réponses dépassent mes espérances ; sa voix coule avec une douceur presque féérique… On ne saurait déterminer si c'est un homme ou une femme, et d'ailleurs, cela n'a pas vraiment d'intérêt.
Au final, je ne veux pas savoir. Ça gâcherait le personnage. Cet air androgyne, ce visage, cette voix sans âge et sans sexe… C'est tout ce qui fait son charme.

Je rougirai presque lorsqu'iel m'appelle de ce doux surnom fantasmagorique : Monsieur l'Ange. Un petit rire secoue mais épaules : si mes amis entendaient quelqu'un me nommer ainsi, ils se tordraient sans doute de rire. Je n'ai sincèrement rien d'angélique, si ce n'est l'apparence. Et encore…! Je ne suis pas beau. J'ai seulement une peau très claire, des cheveux qui tirent sur le blanc, un regard translucide… Et des vêtements amples, fluides. C'est sans doute cela qui lui fait penser à un être céleste. Mais c'est bien tout ce que j'ai de saint. Beaucoup préfèreraient le terme de démon une fois familiers avec mon caractère. Disons que j'ai appris à cacher mon jeu.
On appelle ça être mielleux. Tout coulant et sucré, mais au final très collant et envahissant. Il y a Serpang sous roche.

En tout cas, ce duo est très intrigant. Et notre quatuor ne laisse certainement pas les passants indifférents. Le flux d'hommes et de femmes qui remplit la rue a formé une petite bulle d'espace autour de nous, comme si chacun préférait garder une certaine distance de sécurité. On nous observe, on nous épie… Parfois par simple curiosité, d'autres fois avec mépris. Nous dénotons par rapport au reste de la population, c'est bien vrai, mais si j'ai bien appris une chose, c'est qu'il ne faut pas y faire attention.
Kiwan ne semble pas avoir encore retenu cette leçon et se cache bientôt dans mes jupes, intimidé par tous ces regards posés sur nous. Je me penche pour le prendre dans mes bras, non sans une petite grimace – il commence à faire son poids – et écoute attentivement mon interlocuteur.rice.

Camille ? Oh, un joli prénom mixte, comme par hasard. À croire que cela détermine notre façon d'être. En me nommant Garance, mon père ne m'a pas facilité la tâche non plus… Mais je ne lui en veux pas. J'aime beaucoup mon prénom aujourd'hui, malgré ces années de honte et de complexe au cours de mon enfance.
Je laisse échapper une petite exclamation de surprise lorsqu'iel me parle de Kalos. Effectivement, je reconnais bien là les kimono de Romant-Sous-Bois. C'est une ville merveilleuse dans laquelle j'ai un temps rêvé de faire mes études :

– Oh, vous avez de la chance. C'est sans doute une des plus belles villes du monde. La plus féérique, en tout cas. À Salva, il nous arrive de la comparer à Edelsten… Mais bien sûr, cela n'a rien à voir. Il me semble qu'il y a beaucoup de pokémon de type plante, par là-bas, n'est-ce pas ?

Ma curiosité est sincère. J'adorerais y mettre les pieds un jour. C'est un petit rêve, comme ça… Je ne sais pas si je le réaliserai un jour.

Devant cette révérence, j'ai un léger mouvement de recul et je retiens un petit rire amusé. On peut dire qu'iel est vraiment perché.é, pour le coup. Mais, à bien l'écouter, il est vrai qu'iel a tout pour être un.e coordinateur.rice de talent. La grâce, l'éloquence, son adorable Joyeuse que je salue d'un signe de tête… Hmm, intéressant, très intéressant tout ça.
Peut-être un.e potentiel.le client.e ? Mes baies et mes produits pourraient effectivement intéresser Camille. Ce serait tout naturel. Et disons que mon sentiment à son égard pour ses talents de coiffure est tout à fait réciproque… Je ne laisse pas mes cheveux entre les mains de n'importe qui.

– La coordination est un art très intéressant. Cela ne m'étonne pas de voir que vous vous intéressez aussi à la coiffure. L'esthétique relie ces deux disciplines. Je suis pour ma part cultivateur de baies, et je m'occupe essentiellement de Pokémon de type plante. Si un jour je peux vous être utile, ce sera avec plaisir. En attendant… En attendant je sais pertinemment que je ne trouverai pas de taxi avant dix-huit heures. J'avise Camille avec un sourire bienveillant : entre prendre un café seul ou un café avec un.e inconnu.e aussi intrigant.e, le choix est vite fait. … Je ne peux pas encore rentrer chez moi. Je comptais prendre un café, ou une glace… Cela vous dirait de m'accompagner ? Je pourrais vous parler de Salva, vous de Kalos. Ce serait très sympathique. Je suis quelqu'un d'ouvert et de très bavard, alors si mon invitation vous intéresse, n'hésitez pas.

Pour ponctuer ma proposition, j'affiche un joli sourire, tout ce qu'il y a de plus doux. Je dois dire que celui-ci est sincère. Ma curiosité est sans borne et j'adore parler avec des étrangers de leur région natale. Quelque part, cela calme un peu la frustration que je ressens à l'idée de ne pas pouvoir voyager autant que j'aimerais. Il faut dire que ce genre d'expédition se prévoit dans mon cas bien à l'avance. Il faut que je prenne mes précautions, que je me renseigne sur les transports, les services… Bon. Soyons franc. Je suis aux portes de la cécité. J'y vois, certes, mais c'est un effort quotidien et qui ne porte pas toujours ses fruits. Ceci m'oblige à me surprotéger constamment. Je prends soin de ma personne ; cela pourrait paraître particulièrement étrange, d'ailleurs. La plupart du temps, on ne fait pas autant attention à ses petites habitudes, surtout quand il s'agit de voyager… Mais ai-je vraiment le choix ? Non. Je ne vis pas dans le déni de ma condition génétique. Je sais parfaitement que ma vue ne tient qu'à un fil et que si je désire la conserver le plus longtemps possible, il me faut y faire très attention. Au-delà de ça, le fait d'être seul au refuge ne m'a jamais permis de partir quand je le désirais. Ce sont la pousse de mes baies, les récoltes, la préparation de mes substances qui dictent mon quotidien. Et d'ailleurs, c'est bien pour pallier à ce défaut de ma profession que j'ai longtemps cherché un apprenti. Maintenant que sa venue est actée, je vais peut-être pouvoir souffler un peu et faire des allers-retours fréquents entre Thacie et Solem.
À cette pensée, le visage et la voix d'Orkas me reviennent à l'esprit, subtils, fugaces. Mon sourire s'efface doucement pour laisser place à un petit air rêveur et une moue qui marque mon manque. Cela ne me ressemble pas. Aussi, je passe une main distraite dans mes cheveux et tente d'étouffer cet élan de nostalgie qui me reprend et qui me rappelle cette soirée passée avec lui, cette danse que nous avons partagé, ce baiser rapidement échangé… C'était pudique. Mais c'était tendre. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas goûté à de tels sentiments. Je crois que je suis… Complètement amoureux.

Néanmoins, j'écoute toujours mon interlocuteur.rice avec attention et je salue sa remarque d'un petit rire : c'est drôle, car mon père ne m'a jamais dit une elle chose. C'est peut-être d'ailleurs à ça que tient mon ouverture d'esprit et mon aisance sur le plan social. Aborder un inconnu ? Oh, cela ne me pose pas beaucoup de problème. Après tout, les gens peuvent bien penser ce qu'ils veulent de ma personne, ce n'est pas comme si cela allait réellement m'impacter.
Bon, au moins, iel accepte. Ceci dit, si ça n'avait pas été le cas, je n'aurais sans doute pas été déçu. En fait, cela m'est complètement égal. Mais si Camille m'accompagne, au moins je m'ennuierai un peu moins.
J'acquiesce donc d'un air décidé et lui fait doucement signe de me suivre :

– Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas le grand méchant lougaroc qui va croquer le petit chaperon rouge. Je pense être juste trop curieux et pressé de vous entendre parler de votre belle région natale. Suivez-moi, le café que je connais n'est pas très loin.

Avisant le soleil au-dessus de nos têtes, je rabats doucement la grande capuche de ma blouse sur mon crâne après avoir reposé Kiwan qui prend la tête de notre petit groupe. Ce n'est pas le moment d'attraper une insolation ou des coups de soleil qui me brûleraient une bonne semaine. D'ailleurs, il serait peut-être temps de remettre mes lunettes.
Comme en écho à mes pensées, les mots de Camille semblent illustrer mes gestes. Ah, luielle aussi…? Hmm. C'est toujours très étonnant de voir que nous sommes nombreux à vivre les même difficultés. D'ailleurs… Mes yeux glissent un instant sur le visage crispé de ce petit ange qui me suit gaiement. Ses cheveux clairs, ses yeux limpides… Peut-être avons-nous exactement la même particularité génétique…? Oh, je ne poserai pas la question. Si iel le désire, iel me le dire de luielle-même. Après tout, ce n'est pas mon sujet de conversation préféré.

Moi aussi, j'ai un jour pensé à partir pour le Septrion. Iel a été sage de le faire. Lorsque l'idée m'est venue, j'étais sur le point de finir mes études ; j'étais encore avec Tobias, nous filions le plus parfait amour… Et puis notre relation s'est essoufflée. Pour autant, je n'avais pas vraiment abandonné cette perspective, mais mon père est tombé gravement malade avant que je prenne ma décision. Dès lors, j'ai décidé de rester à Thacie pour prendre soin de lui. Après tout, c'était bien tout ce que je lui devais ; je n'avais pas le droit de me défiler et de partir en le laissant seul face à cette mort certaine qui l'attendait. Ç'aurait été trop cruel, trop ingrat.

– Je souffre du soleil autant que vous. Mais je suis né en Thacie, et c'est une île à laquelle je tiens. En tant que cultivateur de baies, d'ailleurs, aménager dans le Septrion aurait été difficile… Mais bon. Peut-être qu'un jour… Ah, je ne sais pas. Le nord est une région merveilleuse, très belle. Mais les gens y sont durs et sauvages.

Cherchant un instant dans mon sac à bandoulière, je déplie rapidement mes lunettes de soleil et les ajuste tranquillement sur mon nez. Les passants se retournent sur notre passage. Leurs regards en disent longs, et seul un petit sourire offre une idée de ma réaction. Ah, ils ne changeront donc jamais… Peut-être que les septrioniens ont au moins la pudeur de ne pas dévisager les autres avec autant de mépris…? Oh, j'en doute.
En tout cas, le mal est partout.

– Enfin. Vous n'avez pas l'air d'être du genre à vous laisser faire. Et vous êtes accompagné d'un excellent pokémon, qui assurera vos arrières. Profitez donc tranquillement de votre vie à Belagora. C'est une des plus belles villes du monde, sans aucun doute.

La devanture du café se profile déjà au travers de la foule. Doucement, je touche du bout des doigts le bras gauche de Camille qui était prêt.e à continuer tout droit. Un joli sourire et un petit signe de tête : je désigne le joli bâtiment admirablement décoré duquel se dégage une délicieuse odeur de viennoiserie fraîchement sortie du four.
C'est un café auquel j'allais souvent avec Léa. Il est tenu par un couple thacien auquel mon père fournissait souvent quelques baies aux fragrances exquises. Je crois bien qu'ils étaient venus à son enterrement, d'ailleurs… Ce sont des gens bons et honnêtes, contrairement à beaucoup d'autres par ici. Ils m'accueillent toujours avec plaisir et me font parfois même des prix… Il faut dire que je leur vends souvent une partie de ma propre production.

– Par ici, Camille. Vous pouvez garder Joyeuse avec vous. Entrez et choisissez la place que vous désirez.

Je lela laisse faire comme bon lui semble et salue les propriétaires avec un large sourire et quelques mots courtois. Ils demandent de mes nouvelles, se renseignent sur mes récentes récoltes et passent d'ailleurs commandes de quelques baies pêcha. Je note tout rapidement sur mon petit carnet et fait signe à Kiwan de me suivre pour aller m'asseoir en face de Camille. Le Germignon se cale contre mes jambes et jette de temps à autres de petits coups d'œil furtifs à la magnifique Méganium. La salle de restauration est plutôt petite et intimiste. Elle est joliment décorée de petits tableaux, de coquillages. La tapisserie est neuve, arborant une couleur solaire et chatoyante. Ce café est tout à fait charmant.
Ce tête à tête me permet d'examiner mon interlocuteur.rice de plus près… Iel a un visage d'une infinie douceur. De nous deux, c'est sans doute luielle, l'ange.
Je lui tends la petite carte qui est de mon côté avec un regard bienveillant :

– Je n'aurais pas l'audace de vous proposer les profiteroles ~ Après tout, vous devez en avoir mangé de meilleures que moi. Néanmoins, il y a bien quelques spécialités thaciennes qui pourraient vous plaire là-dedans. Faites-vous plaisir, je me charge de régler la note.