La soirée s'annonçait magnifique. En se couchant, le soleil avait rougi le ciel et baigné les sommets des montagnes d'ocre et d'orangé. Venyys était plongée dans une brume d'or sombre qui donnait l'impression de marcher à même le tissu d'un rêve. On allumait déjà des lampions rouges et jaunes aux fenêtres pour éclairer les rues, et quelques notes de musiques commençait tous juste à s'envoler vers les cieux pour invoquer les étoiles.

En déambulant dans l'avenue principale, Sarah pensait à Isslot, aux guirlandes de tissus tendues entre les cimes des arbres, aux maisons de pierres et aux petites ruelles en pente, qui ressemblaient traits pour traits à celles de Venyys. Là-bas, les festivités devaient elles aussi avoir commencées : cette années, ce serait une longue marche aux flambeaux, puis un bal donné sur la place centrale du village. Petite, Sarah et Isabelle attendaient le soir du 21 juin comme une délivrance, l'arrivée de l'été, des beaux jours qui éclaireraient la vallée jusqu'à tard le soir, et la fin de l'école. Sans doute sa jumelle avait-elle passé la journée à réparer les fanions abîmés sur la façade de leur maison, avant de confectionner d'épaisses torches qui illumineraient les rues une fois la nuit tombée.

Sarah culpabilisait de ne pas être revenue chez elle pour les fêtes, malgré les nombreux appels téléphoniques de sa mère, qui se plaignait de ne plus l'avoir vu qu'en coups de vents depuis son départ pour Edelsten. La demoiselle n'avait effectué que quelques allers-retours vers Belagora ses derniers mois, juste pour modifier les modalités de son stage chez Mme Helm et mettre au point avec la direction une façon de gérer ses cours par correspondance.
En effet, elle commençait à se plaire loin de la capitale, dans une ville à taille humaine, où elle avait la sensation d'être d'avantage chez elle que partout ailleurs. Plus elle redécouvrait Edelsten et plus la petite ville retrouvait les couleurs sépia d'une vieille photographie. Il suffisait d'un rien : un pan de mur, un vieille dame dans la rue, un massif de fleur ou l'odeur des galettes de pommes de terres cuites sous la braise, et de vieilles images lui revenaient. A chaque fois, l'étudiante prenait la mesure de tous ce qu'elle avait occulté pendant des années, et cette vérité la terrifiait. Des jeux avec Isabelle, beaucoup d'autres enfants dont elle ne se souvenait plus les noms, et son père, très souvent. Jouant de la guitare sous l'auvent de la terrasse, égouttant des pattes dans la minuscule cuisine, ou s'accroupissant à côté d'elle pour lui montrer du bout du doigt un Ninjask solitaire chanter au sommet d'un sycomore.
Elle n'avait pas encore eux le courage d'aller se recueillir sur sa tombe, et retardait  toujours plus cet inéluctable moment. Elle allait de mieux en mieux depuis qu'elle avait retrouvé la ville de son enfance, inutile de le nier : ses migraines c'étaient faite plus discrète, ses angoisses ne la réveillait plus, suffocante, au milieu de la nuit. En travaillant avec Mme Helm, elle avait appris à être plus souple, à diminuer la pression qu'elle se mettait toute seule sur les épaules. Mais à la simple idée de voir la pierre tombale, elle sentait un cube de glace descendre dans son estomac.
Non, ça, elle ne pourrait pas le supporter. Elle n’était pas encore totalement guérie, et cette visite à Venyys en attestait : ses battements de cœur avait doublé de vitesse dès qu'elle avait dû louvoyer à travers la foule compacte, qui, avec la tombée de la nuit, envahissait les rues étroites du petit village. Plus de touristes qu'il ne devait en accueillir en une année, des vendeurs qui alpaguaient les passants en riant et des artistes de rues. Beaucoup de bruits et une atmosphère de fête dans laquelle elle aurait aimer se sentir un peu plus à l'aise. Mais il n'y avait rien à faire, ses vieux réflexes revenaient à la charge comme pour livrer une ultime bataille. C'était comme devoir plonger dans un lac alors que la demoiselle n'avait jamais eu l'occasion d'apprendre à nager : passer en apnée, marcher plus vite, fourrer ses poings dans ses poches pour y trouver les rassurantes écailles froides de Soie.

Le Minidraco était patraque depuis quelques jours : il ne sortait plus des poches de sa maîtresse, et grognait sur Ariane à chaque fois qu'elle venait le voir pour jouer. Sarah le soupçonnait de se préparer à muer, et savait que sa mauvaise humeur ne durerait que quelques jours, le temps pour lui de changer de peau tranquillement. Maintenant qu'il disposait du grand jardin autour du laboratoire pour se dépenser, Soie était bien plus calme et obéissant. Bien sûr, il se s'était pas adouci pour autant, et avait toujours son petit caractère, faisait la tête à sa maîtresse dès que l’occasion se présentait. Heureusement, Ariane savait le distraire, et Sarah, après avoir été un peu jalouse de l'affection que son serpent portait à la petite Goupix, était contente de voir qu'ils s'entendaient bien. La renarde n'était pas avec eux ce soir : elle était encore un peu sauvage, et Sarah avait eu peur que la foule l'effraye. Elle avait préféré la laisser au laboratoire, au calme dans sa pokéball. Et de toute façon, avec ses projets de ce soir, l'étudiante n'aurait pas pu s'occuper d'Ariane aussi consciencieusement qu'elle aurait voulu.

Car Sarah n'était pas seulement là pour la fête du solstice. Cette nuit était particulière, et l'étudiante tenait absolument à voir les envols de prismillons blizzard et banquise qui se dérouleraient pendant l'éclipse lunaire, des formes si rares qu'on ne pouvait les apercevoir qu'à des moments très spécifiques comme celui-ci. Les ailes des prismillons changeaient de couleurs en fonction des températures et des régions où ils se trouvaient : une particularité encore peu étudiée à Salva, que Sarah voulait absolument voir de ses propres yeux. Et outre sa curiosité toute scientifique, le tableau promettait d'être merveilleux : au-dessus du lac qui formerait un miroir, avec le lâché de lanternes... Un cadre plus que romantique.

La demoiselle pensait à tous cela en arrivant sur la place centrale de Venyys, centre névralgique de la soirée, où commençait à affluer des dizaines de promeneurs. Des échoppes se pressaient sur le pourtour, des vendeurs de lanternes et de plats traditionnels. Un groupe de musique locale avait investi un côté de l'esplanade, et jouait pour quelques danseurs solitaires. Au fond, un dresseur nourrissait ses pokémon sur un banc. Même si Sarah était trop loin pour bien les distinguer, elle ne pouvait manquer l'imposant Luxray, magnifique et surtout rarissime. Peut-être l'étudiante serait-elle aller l'admirer de plus près si l'endroit avait été plus intime, moins... effervescent. Mais il y avait trop de monde autour d'elle pour qu'elle se sente détendue, et la rumeur sourde des conversations mêlée à la musique la fatiguait déjà. L'étudiante préféra donc s'enfoncer un peu dans les ruelles de Venyys, cherchant le point de vue sur le lac qu'elle avait déjà repéré lors de son première passage dans le village, juste un peu au-dessus du centre-ville. Elle n'avait pas encore faim, et redescendrait un plus tard pour s'acheter à manger et peut-être même un lanterne, si sont porte-monnaie le lui permettait.

Elle ne fut pas déçue en arrivant au belvédère. Une vue immanquable sur toute la vallée, et surtout sur le lac gelé qui semblait étinceler tout doucement dans la lumière du crépuscule. Si Sarah avait possédé un de ses appareils derniers cris qui permettaient de prendre des photos en plus de téléphoner, sans doute s'en serait-elle donnée à cœur joie. A la place, l'étudiante pris place sur un des banc de bois qui parsemaient le lieu, et sortit de sa fidèle sacoche son carnet de dessin et un crayon de papier. De quoi croquer le paysage rapidement pour pouvoir le mettre en couleur plus tard et conserver un souvenir de cette nuit si particulière. Le bruit de la mine sur le papier à grain avait quelque chose d'apaisant : la musique n'était plus qu'une petite mélodie au loin. Soie n'avait pas bougé dans sa poche, tout était calme. Oui, la soirée s'annonçait magnifique.

HRP:

Le regard de Sarah ne cessait de passer du paysage crépusculaire à sa feuille pour saisir un maximum de détails. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours aimé dessiner. Tenir un crayon entre ses doigts lui permettait d'aller un peu mieux, exactement de la même manière que le doux contact des écailles de Soie l'apaisait. Elle avait tiré le portait de son Minidraco des centaines de fois, et commençait tout juste avec Ariane, saisissant son carnet de croquis dès que la Goupix prenait le soleil sur le perron du laboratoire. Il ne s'agissait pas vraiment d'art pour elle, mais d'observation presque scientifique, un moyen de retenir et de se souvenir, un peu comme l'aurait fait une photographie. Et ce soir, le tableau était absolument magnifique : après s'être allumé de rouge et d'ocre, le ciel commençait tout juste à se teinter de violet et de bleu sombre, révélant les premières étoiles, qui venaient se refléter sur la surface immaculée du lac. Ces étoiles-ci semblaient briller moins fort que celles d'Edelsten, elles vacillaient, comme les flammes des bougies sous le vent. Si l'on dansait un peu trop fort ce soir, elle finiraient sans doute par s'éteindre.

La lumière déclinait peu à peu, plongeant Venyys dans une pénombre violette. Les lampadaires, habillés de tissus oranges pour l'occasion, n'avaient pas encore été allumé. En relevant la tête une dernière fois pour ajouter les derniers détails importants à son croquis, l'étudiante fut interrompue par un mouvement dans la périphérie de sa vision. Un pokémon louvoyait entre les quelques sapins qui bordaient une partie du belvédère. Il était plutôt imposant, mais sa démarche lente n'avait rien d'agressif. A vrai dire, il n'avait pas l'air d'avoir repéré Sarah et se baladait simplement, sans doute à la recherche de quelque chose à grignoter. Il fallut quelques secondes à l'étudiante pour le reconnaitre : c'était un Amagara, que son étrange couleur blanche rendait particulièrement bien visible dans l’obscurité. On aurait presque dit qu'il brillait. Même si elle n'avait jamais vu ce pokémon que dans ses livres de cours, et aurait juré qu'il aurait dû être bleu...
En essayant de faire le moins de bruit possible, la demoiselle tourna une page de son carnet et se mit à croquer à grand trait le petit dinosaure. Les Amagara était des pokémon qu'il était très rare de voir à l’état sauvage : rescapés d'une époque où les hommes ne peuplaient pas encore le monde, leur métabolisme ne s'était pas adapté aux températures actuelles, et diminuait grandement leur espérance de vie. Paisible herbivore, ils vivaient d'ordinaire en solitaire, loin de toute présence humaine. La couleur particulière de ce dernier - ce devait être un spécimen shiny ou albinos – l'avait sans doute rendu très vigilant, pour échapper aux nombreux prédateurs qui rodaient dans les montagnes.

Absorbée par son dessin, Sarah sursauta lorsqu'elle vit que le pokémon s'était sensiblement rapproché d'elle. De plus près, les voiles iridescents au-dessus de ses paupières ondulaient tout doucement, et leur couleur vacillait entre le jaune et le rose. Il avait tendu son cou vers elle, et ses grands yeux bleus étaient allumés d'une lueur curieuse. Il faisait exactement la même taille qu'elle assise.

« Tu veux voir ? » La jeune femme retourna son carnet vers lui. « C'est toi. Tu trouves que c'est réussi ? »

Le petit dinosaure roucoula de contentement lorsqu'il se reconnu sur le papier, et ses voiles virèrent au bleu dans le même temps. Sans doute réveillé par le bruit, Soie glissa sa petite tête hors de la poche de sa maîtresse, toisant le nouvel arrivant d'un regard inquisiteur et jaloux, arrachant un rire à Sarah.

« Ne fais pas ta mauvaise tête ! Tu as déjà un classeur pleins de dessin comme celui-là à la maison. Dis-lui plutôt bonjour. »

Le Minidraco, dont l'humeur ne s'était manifestement pas améliorée depuis leur départ d'Edelsten, préféra retourner se terrer au fond de sa poche, dédaignant superbement l'Amagara. Sarah lui adressa une grimace désolée pour s'excuser.

La nuit était définitivement tombée sur Venyys, et des lampions oranges s'allumaient doucement dans toutes la ville. De là où elle se trouvait, l'étudiante pouvait voir les badauds s'agglutiner peu à peu autour du lac : pas de doute, la fête allait bientôt débuter. Un moment, Sarah pensa à rester là pour observer les lampions s'élever, puis son estomac la rappela à l'ordre. Il fallait impérativement qu'elle trouve quelque chose à manger pour Soie et elle. De plus, le froid qui était subitement tombé avec la nuit lui mordillait douloureusement les doigts : même si se trouver au milieu de la foule ne serrait guère agréable, cela aurait au moins le mérite de lui tenir chaud.
Elle replaça vivement son carnet et son crayon dans sa sacoche avant de se lever pour s'en aller. L'Amagara leva son cou pour la regarder partir, et Sarah lui adressa un salut de la main avant de s'engouffrer dans la ruelle qui redescendait vers l’avenue principale. Les odeurs de nourriture qui venaient du centre du village lui mettait l'eau à la bouche. Mais alors qu'elle pressait le pas, un coup dans son dos la fit trébucher, et elle chancela, pour finir assise sur les pavés, les genoux douloureux. Un sifflement agacé s'éleva de sa poche, mais Soie, toujours contrarié, ne fit pas mine de sortir pour la réconforter. En se retournant vivement pour savoir d'où était venue le coup et faire taire son cœur qui venait de piquer un sprint dans sa poitrine, Sarah se retrouva face à face avec la bouille toute ronde de l'Amagara. Partagée entre le soulagement que ce ne soit que lui et la peur qu'elle venait d'avoir, Sarah fut plus sèche qu'elle ne l'aurait voulu :

« Tu m'as suivi ? Il ne faut pas me faire peur comme ça, j'aurais pu me faire mal ! »

Aucunement intimidé par le ton de l'étudiante, le petit dinosaure passa sa tête sous son bras pour l'aider à se relever, ce qui eu pour effet de faire immédiatement redescendre la colère et le stress de l'étudiante. La peau de l'Amagara était glaciale, mais toute douce, presque comme les écailles de Soie. En l'observant sous la lumière des lampadaires, Sarah remarqua que le cristal qui ornait son  flanc droit était fissuré, partagé en pleins de petits morceaux comme une boule à facette. Sans doute c'était-il fait cela en se battant avec un autre pokémon ou en se cognant quelque part... La blessure avait l'air d'avoir guéri sans soin, laissant dans le cristal une cicatrice indélébile.  

Sarah épousseta ses vêtements pour se donner le temps de réfléchir. Elle trouvait étrange que l'Amagara ne soit pas craintif et se soit aventuré si facilement dans la ville. Peut-être avait-il un dresseur non loin ? Sarah fit quelques pas en arrières, en lui faisant signe de partir.

« Aller, va-t-en ! Il y a trop de monde par là-bas, tu vas prendre peur. »

La blonde se remit en marche en espérant que le petit dinosaure ferait demi-tour : peine perdue. A chaque fois qu'elle se retournait, il était toujours derrière elle, faisant semblant de ne pas la voir. Arrivé en bas de la ruelle qui donnait sur la place centrale du village, la demoiselle finie par capituler :

« C'est bon, tu peux venir. Mais reste bien à côté de moi, il ne faut pas qu'on se perde. »

L'Amagara ne se fit pas prier. En s'engouffrant dans la foule bruyante, le sentir tout contre elle avait quelque chose de rassurant. Le petit dinosaure restait très calme : on aurait presque pu croire qu'il était parfaitement habitué à la présence humaine, s'il avait cessé de regarder tout autour de lui avec curiosité. Sarah fit de son mieux pour les guider vers un étal alimentaire à travers la foule dense d'humain et de pokémon mélangés. Toutes les couleurs et toutes les formes se mélangeaient dans un joyeux bazar de fête folklorique, et la blonde redoubla de concentration pour éviter d'écraser un Pichu par inadvertance. Ils finirent enfin par arrivé devant un stand de nourriture, où Sarah pu leur prendre trois sandwichs à emporter. En se dirigeant vers le lac, elle rajouta à leur achats un lampion qu'elle allumerait le moment venu. Il fallait maintenant qu'ils trouvent une bonne place d'où savourer le spectacle en toute tranquillité. Un véritable défi avec tous ce monde ! Mais Sarah se souvenait d'une souche, de l'autre côté du lac, où elle s'était déjà installé pour manger lors de son dernier passage à Venyys. Il ne lui restait plus qu'à croiser les doigts en espérant qu'elle soit libre...