Mercredi. Le seul jour où on a l'après-midi de libre.
Vraiment, je pense qu'on devrait nous accorder un week-end de trois jours, ce serait nettement plus correct.
Un bâillement interminable gonfle ma poitrine alors que je me ballade distraitement dans la cour de l'Académie. Je viens de sortir de classe et ai profité de l'excitation générale pour m'éclipser discrètement.
Je n'ai clairement pas envie de tomber sur Jared et sa bande ; cela fait plusieurs jours que je les fuis pour éviter d'être confronté à des questions fâcheuses… Pas que me retrouver seul me convienne – bien au contraire, je déteste m'ennuyer –, mais je sais que mes chers camarades s'empresseront de me demander des nouvelles de mon colocataire, et autant dire que je n'ai vraiment pas envie de leur en parler.

Finie la méchanceté gratuite ; c'était idiot, j'en conviens. Et maintenant, je me retrouve avec un émo remonté à bloc qui partage mes soirées et mes nuits. C'est infernal, il m'en veut et je ne sais pas comment me rattraper.
Le week-end dernier, j'ai même décidé de quitter Derwoud pour voyager jusqu'à la plage, à l'extrême ouest de l'Austrée. Disons que ce petit séjour m'a permis de me détendre un peu et de réfléchir sur la conduite à adopter… Je n'ai plus envie de me voiler la face, de faire semblant de me moquer de ce garçon qui, au fond, ne me laisse pas indifférent. C'est vraiment trop hypocrite et je commence à sérieusement culpabiliser.
Chose étonnante : je ne suis pas habitué à me prendre la tête. En général, je me laisse plutôt porter par les évènements et j'évite d'angoisser pour des bêtises. Les amitiés, ça va, ça vient, je ne devrais pas m'en préoccuper.
Mais là, tout prend trop d'ampleur pour que je puisse simplement ignorer.

Si j'écoute mes sentiments, je sais que d'ici quelques semaines des rumeurs peu sympathiques courront dans les couloirs de l'Académie. Et franchement, je ne veux pas devenir la tête de turc de tout ce beau monde… Bien sûr, je le mériterais après ce que j'ai fait à Rohann, mais personne ne peut souhaiter être harcelé.
Bref, je suis fait comme un rat, et lorsque j'explique tout ça à Moe, ma chère Rattata toujours là pour me remonter le moral, elle n'en pense pas moins.
Depuis tout à l'heure, elle n'arrête pas de se frotter affectueusement contre mon cou. Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond : il est rare que je fuis mes amis pour aller manger tout seul.

D'ailleurs… Je vais vraiment devoir déjeuner en solo ? L'idée me plonge dans une morosité sans nom. Je tourne en rond dans cette cour comme un Némélios en cage, ressassant toutes ces pensées que je mastique déjà depuis un bon quart d'heure. Mon estomac, quant à lui, crie famine, mais je n'arrive pas à me résoudre à quitter l'Académie avec nulle autre compagnie que mon ombre.
Si j'exprime ce sentiment à voix haute, Moe proteste, vexée :

▬ Aaah ça va. Je parlais de compagnie humaine. T'es pas encore une femme, que je sache ?

La Rattata laisse échapper un petit soupir exaspéré et tire mes cheveux pour me forcer à sortir. Si je la réprimande, elle m'ignore et continue désespérément : sans doute a-t-elle faim, elle aussi. Et Mademoiselle n'accepterait pas que je saute un repas. C'est un vrai petit ventre sur pattes !

Abandonnant l'idée d'avoir la moindre autorité sur Moe, je continue à faire les cent pas, pensif, jusqu'à ce que j'entende quelqu'un approcher. Un coup d'œil rapide me permet de reconnaître une tête familière. Ces cheveux rouges, ce regard émeraude, ce petit sourire sympathique… Eliezer !
C'est un gars de ma classe. On s'est déjà parlé plusieurs fois et on a fait des soirées ensemble. En soit, ce gars-là est plutôt gentil. Je l'ai toujours bien aimé, mais Jared ne semble pas partager mon avis. Dommage, je pense qu'on pourrait être de bons amis.
Arceus a sans doute reconnu ma détresse et me l'envoie avec toute sa mansuétude !
Un immense rictus ravi module les traits de mon visage, et me voilà qui me jette littéralement sur le jeune homme, m'exclamant d'un ton guilleret :

▬ Elie ! Salut, ça va ? Toi aussi tu vas manger en ville ? Les autres ont préféré le self, alors… Je passe une main nerveuse dans mes cheveux. Y'a quelqu'un qui t'accompagne ?

Moe s'est cachée entre mes mèches violettes. Visiblement, je la désespère. C'est vrai que je profite un peu de lui, sur ce coup. Tout pour ne pas être seul ; peu importe l'élève, tant que je peux manger avec quelqu'un, et il se trouve que le hasard fait plutôt bien les choses : ce garçon ne me déplaît pas et a un discours tout à fait intéressant. Avec lui, je ne m'ennuierai pas.

▬ Je pensais aller au restau qui fait des hamburger, tu sais ? C'est à quelques pâtés de maisons d'ici. On pourrait aussi y prendre le café. T'en dis quoi ?

Mes yeux doivent certainement crier des "Dis oui ! Dis oui !", mais peu importe. Il n'y a plus de fierté qui tienne : je suis en manque de compagnie, et je ne laisserai certainement pas passer cette opportunité.

@feat Eliezer Voilà ma petite ouverture ! Désolée, j'ai pas l'impression que ce soit fameux, mais j'espère que ça te conviendra quand même  

Un poil opportuniste ? Je l'ai toujours été. En soit, c'est parfois bien pratique… On peut passer pour une enflure, mais au moins, on s'en sort toujours d'une façon ou d'une autre.
Hé. J'ai jamais dit que j'étais un ange. Je pense même être bon seigneur dans le royaume des cons… M'enfin, personne n'est tout blanc ou tout noir. Mon gris est plutôt nuancé. C'est vrai : il m'arrive d'être honnête. Faut vraiment que je sois bien luné et obligé de l'être, mais ça m'arrive.
Gentil ? Aussi. Sincèrement, je veux dire. Oui, je peux être doux, généreux… Ça ne m'est pas impossible.
Disons seulement qu'il y a un moment pour tout ? Hmm, je crois bien que c'est ce que je me répète le plus souvent. Il y a des moments pour dérailler et des moments pour redevenir sérieux.
À trop jouer, parfois, on se brûle les ailes.

Je pense que j'ai d'ailleurs un peu trop joué au con, ces derniers temps. Pas que c'était entièrement volontaire – on m'a un peu forcé la main – mais je n'ai pas refusé. J'ai foncé sans penser aux conséquences, sans me remettre en question une seule fois… Total, j'ai brisé un cœur, et ça n'aura servi à rien. Draguer un mec pour se moquer alors que t'es toi-même pas forcément très hétéro… Ça la fout un peu mal, non ? Le jour où je lui dirai ça, il va me tuer. Et je n'aurai que ce que je mérite.
Quant aux autres… les autres attendent que ça. Ils le savent ; leur regard a changé. Ils le savent et ils attendent d'être assez infects pour me pourrir la vie. En général, ça vient par vagues. Des fois, on a envie d'être chiant. Eux, un jour, ils auront envie de me détruire. Pour ça que je me fais tout petit ces derniers temps. Le Dimoclès au-dessus de ma tête n'attend qu'une chose : s'écraser et me fendre le crâne.

Joli programme.

Enfin. Mon estomac me ramène au présent. J'ai faim.
Il en faut beaucoup pour me couper l'appétit, c'est vrai. Quiconque dans ma situation aurait sans doute déjà perdu dix kilos et fait des cheveux blancs… Ce n'est pas mon cas. J'ai peut-être même pris du poids ? Quand je suis stressé, je mange beaucoup. D'ailleurs… Ne serait-ce pas un peu déraisonnable d'aller me goinfrer d'hamburgers ?
Hmm. Il faut savoir se faire plaisir. Je mangerai moins ce soir, et c'est tout.

Toujours est-il qu'Eliezer ne semble pas être contre l'idée. Certes, je l'ai un peu surpris – ça s'est lu dans ses yeux, on va pas se mentir –, mais il n'a visiblement rien d'autre à faire… Alors…
Son sourire m'est toujours particulièrement agréable. De toute façon, Elie a toujours la banane. à croire qu'il n'y a jamais rien qui cloche dans sa vie. Je serais un peu du même genre, mais j'avoue que ces derniers temps je suis un peu plus effacé. Instinct de survie, sans doute. Bref. Elie cache sans doute son jeu, mais je n'ai pas à le savoir. En soit, ça ne me regarde pas. Tout ce qui compte actuellement, c'est qu'il accepte de venir manger avec moi. Tout d'un coup, je me sens plus léger. Vraiment, déjeuner seul, c'est la tuile.
Moe, sur mon épaule, gigote. Elle est vraiment scandalisée qu'une approche aussi minable que la mienne ait pu porter ses fruits… Néanmoins, elle apprécie aussi l'apprenti ranger et est particulièrement heureuse de voir arriver Ovium derrière lui.
Ce Wattouat a toujours été une crème. Un peu pataud, certes, mais adorable. Je crois que ma Rattata s'entend bien avec lui.

Ni une ni deux, elle saute de mon épaule et dévale mon bras pour atterrir sur le sol pavé de l'Académie. Quelques foulées rapides et la voilà déjà en train de s'amuser avec Ovium. Un léger sourire se dessine sur mes lèvres : j'aime la voir être aussi à l'aise avec d'autres Pokémon. D'habitude, elle est assez craintive.

Reportant mon attention sur le garçon, je décide de faire un peu la conversation : des banalités, évidemment. Mais ça fait toujours l'affaire.

▬ Aah, je suis content que tu viennes. Ça faisait longtemps que je voulais aller manger un bout avec toi. Faut dire qu'on est dans la même promo mais qu'on se voit pas beaucoup, hein ? Ouais. Je comble avec ce que j'ai en réserve. Je sais, c'est pas glorieux. Moe serait encore sur mon épaule, elle couinerait de désarroi. C'est cool en plus, parce que nos deux pokémon s'entendent vachement bien. On devrait organiser des trucs plus souvent, tout les deux.

Eliezer semble acquiescer, je suis plutôt content de mon coup. Puis, il se tourne vers son Wattouat, à la traîne, comme toujours. C'est avec une certaine impatience qu'il l'appelle, et Moe le suit de près, sautillant sur ses quatre pattes à un rythme de croisière. D'une nature feignante, cette vitesse doit tout à fait lui convenir.
C'est résigné que mon interlocuteur prend finalement son Pokémon sous le bras. J'ai parfois l'impression qu'il est prêt à craquer avec lui… Mais il ne faut jamais brusquer Ovium : ce serait fatal. Alors, malgré le petit caprice de la créature, Eliezer garde son calme, et le Wattouat finit pas se calmer.
Déçue, Moe, quant à elle, veut remonter sur mon épaule. Je m'accroupit et la prend pour l'aider à s'y juger : de là-haut, elle se prend pour la Reine de Galar. C'est toujours marrant à voir.

Le chemin pour Derwoud n'est pas long. En fait, l'Académie est juste un peu excentrée de la ville. En quelques minutes, on y est. Quant au restaurant, il est à deux pas du centre pokémon. C'est vraiment un petit pub fréquenté par les étudiants. Les cuisiniers sont doués et servent des hamburgers relativement corrects ; ce n'est pas la première fois que j'y vais. Je trouve que c'est un bon compromis.
On s'assoit à une table, je laisse Moe descendre sur mes genoux. Le serveur arrive sur ces entrefaites et prend notre commande. C'est le même grand blond que la dernière fois : assez rare ici, dans le sud. Son teint naturellement blanc mais désormais un peu bruni par le soleil lui donne un charme fou. Seul, je me laisserai aller à une contemplation poussée… Mais le regard que pose Eliezer sur moi me rappelle vite à l'ordre. Pas besoin d'en faire plus pour me griller… C'est pas vraiment la meilleure idée du monde, je pense.
Aussi, je me redresse et esquisse un grand sourire, moitié sincère, moitié forcé, avant de m'appuyer contre le dossier en plastique de ma chaise. Je suis enfin disposé à écouter mon compagnon d'un repas, et apparemment, il est d'humeur bavarde :

▬ Alors, ça va ? Ça fait un moment qu’on n’a pas discuté en tête à tête ? Tu viens enfin me déclarer ta flamme c’est ça ?

Petit blagueur.
Je pense que j'ai fait une drôle de tête sur le coup : sans prendre le temps de réfléchir, un millier de questions m'est venu en tête. Ils ont déjà fait leur sale boulot ? Je suis déjà fiché ? Oh, mais alors…
Ah. Nan. Blague de mec, j'avais oublié. C'est vrai que c'est censé être drôle et que j'en ai moi aussi joué il y a de cela quelques semaines… Ça c'est un secret pour personne.
Aussi, c'est avec un léger retard que je me met à rire. Rien de particulièrement exagéré ; juste un petit ricanement gras pour me donner bonne conscience et garder la face.
Son léger "Je rigole" me fait amèrement sourire.
Fais gaffe Elie, rigoler avec ça peut parfois être risqué. J'en fais les frais.

▬ Oh, euh… Pas vraiment non. Je dis pas que tu es dénué de charme, évidemment, mais ce n'était pas mon objectif premier, vois-tu ? Un autre petit rire pour détendre l'atmosphère. Je m'en sors bien ou pas ? Difficile de savoir. Juste… J'essaie de varier les relations, tu vois ? Ça fait du bien de changer de compagnie, des fois, je trouve.

Moe bâille sur mes genoux, bercée par mes phrases qui coulent sans jamais s'arrêter. Ma main, quant à elle, voue un grand intérêt pour le couteau et joue avec depuis quelques instants. Ça occupe et ça détend, surtout.
Est-ce que j'essaie d'être un minimum honnête avec Eliezer ? Sans doute. Est-ce que je vais lui dire que je fuis mes "potes" ? Peut-être pas. On verra comment la conversation tourne. Je ne le connais pas assez pour m'épandre de cette façon.
Alors, je change de sujet. Il le faut si on ne veut pas stagner.

▬ T'avais quoi ce matin comme cours ? Perso c'était de la SVT. Je me suis tellement ennuyé. Je crois même que j'ai un peu dormi. Me semble qu'on a étudié les baies… Enfin, je reverrai ça avec le résumé que la prof nous enverra par mail… Je bâille à m'en décrocher la mâchoire pour illustrer mes propos. Cette Madame Malak, c'est vraiment une peau d'Écrémeuh, tu trouves pas ? Avec son vilain petit chignon, là. Parfois j'ai dû mal à me dire qu'elle a été ranger avant de venir pourrir dans sa salle de classe. Vivement la retraite, hein ? Ça épargnera les générations suivantes.

Un petit rire secoue mes épaules : c'est vrai, quoi. Elle a quel âge, cette prof ? Soixante ? Ah… Elle est vraiment insupportable. Je crois qu'elle me déteste. C'est la même qui nous avait demandé à Rohann et moi de faire une étude de la faune et la flore dans la jungle de Derwoud. Quel enfer ça a été.
Ovium attire mon attention. Je délaisse le couteau et l'observe quelques instants :

▬ Il a l'air d'être en forme, ton Wattouat. Un peu moins maladroit qu'avant, non ? Vraiment, il est adorable. J'aime trop les Pokémon un peu patauds, comme ça. T'as envie de les couvrir de câlins.

@feat Eliezer Et voilà D'un seul coup je voyais pas ta réponse :'') Enfin, heureusement ce n'est pas arrivé. J'espère que la rep te plaira.