▬ Arutua ? Tu t'en sors ?

Pause. Le vent se lève ; il est brûlant. Brûlant et chargé de grains de sable qui fouettent ma peau avec une violence à laquelle je ne suis pas habitué. Bienvenue à Woestan. Bienvenue dans les chaînes australes… C'est ce qu'ils m'ont dit, tous, quand je suis arrivé. J'ai reconnu dans leur ton un brin railleur une curiosité peu commune ; visiblement, cela faisait déjà quelques années qu'ils n'avaient pas accueilli un nouveau dans leur équipe. Pas étonnant. Fermés comme des Coquiperl, j'ai mis quelques temps à pénétrer la barrière impénétrable de leur cercle professionnel. J'ai dû faire mes preuves, leur montrer de quoi j'étais capable. Leur présenter Moe, cette Rattata à la santé fragile qui est ma partenaire depuis un peu plus de six ans. Urupa, ce poichigeon aveugle, mutilé, secouru et apprivoisé après de longues semaines pavées de tentatives avortées et d'approches infructueuses. Ma carte de la SPP, mes talents pour le sport et la survie… Nous avons eu droit à une mission dans le désert solemmien. Tous impressionnés par mes connaissances sur les cactus et l'eau qu'on peut y puiser… Charmé par ma douceur, mon approche des Pokémon sauvages… Étonnés lorsque j'ai avoué détester les combats, préférer la négociation et la tendresse à la forte brute.
Bref. J'ai fait ma place. Sincèrement, je ne pensais pas que ça serait si difficile. Je m'attendais à débarquer, être accepté tel que j'étais, dès les premières secondes, dès le premier jour… Encore une fois, je me suis trompé. Trop jeune, comme diraient certains. Et ils auraient raison : jeune, inexpérimenté. Ce poste à Woestan est mon premier travail, ma première expérience avec le monde professionnel, avec une équipe, des collègues que j'assisterai pour les années à venir… Est-ce que j'ai eu peur ? Non. Est-ce que j'ai trouvé leur comportement moqueur, profondément immature et hostile pénible ? Oui, complètement. Mais maintenant que je fais partie du cercle, ils me traitent avec plus de déférence que je n'aurais pu l'imaginer. J'ai même peine à croire qu'ils se soient tous montrés aussi récalcitrants au début. J'ai l'impression d'être le petite frère de tout le monde, la pépite qu'il faut à tout prix protéger. Le patron m'a déjà félicité à de nombreuses reprises : "Je ne m'attendais pas à recruter un élément aussi prometteur. On va accomplir de grandes choses, ensemble. Je ne vais pas mentir… Ces attentes me font flipper. Mais en même temps, je me sens flatté. Il est bien rare qu'on me fasse de tels compliments. Élève dissipé, trop actif, trop tête en l'air, j'ai toujours été l'ado à mater, à abattre. Même l'Académie ne m'a pas épargné. Feignant, pas assez attentif, trop fonceur… Oui, c'est vrai. Tout cela est vrai, mais j'ai des circonstances atténuantes.
Disons que je fais de mon mieux. Mes troubles du comportement se sont bien allégés depuis ces années collège. Depuis que j'ai trouvé ma voie. Désormais, place au plaisir, place à ma passion : aider les Hommes, aider les Pokémon. Secourir, protéger, voyager. J'adore arpenter ces terres dont je ne connais rien. C'est une découverte quotidienne  ; la faune locale est d'ailleurs extraordinaire.
Bref : je me plais ici. Vraiment. Mes Pokémon aussi : dans notre appartement, ils ont une vie princière que je leur offre sans rechigner. Peu à peu, ma vie s'équilibre, et j'adore cette sensation d'être établi. À domicile, emploi fixe.
En fait, il ne manque qu'une seule chose… Ou plutôt, il manque quelqu'un.

Avant de partir pour cette nouvelle mission, je lui ai passé un coup de fil. Personne ne sait, par ici. Enfin… Si. Mais pas toute l'histoire.
Les collègues pensent que j'ai rencontré ma petite amie à l'Académie, et qu'elle aménagera aussi à Woestan l'année prochaine. Ils me promettent déjà de la recruter dans le groupe ; je devrais m'en estimer heureux.
Pourtant, tout ce que j'arrive à ressentir, c'est un profond malaise. Pourquoi ?
Premièrement, je n'ai pas de copine. Enfin… Pas vraiment.
Rohann est bel et bien un homme. Et c'est mon petit-ami. Petit-ami que je ne vois qu'une fois tous les quinze jours depuis que j'ai commencé le boulot. Arrive donc ici le deuxième problème : il me manque; Terriblement. C'est un vide, un gouffre qu'il a laissé derrière lui en retournant à l'Académie… Et en ce début d'année scolaire, une seule pensée me vient à l'esprit : ça va être long. Vraiment long.
Bien heureusement, lui il tient le coup. Tout va bien, entre nous. C'est même la relation parfaite… Nous flottons sur notre petit nuage d'amour et de félicité. Mais pour combien de temps…? Je sais que les relations à distance sont les plus difficiles. Je sais que tout finira par s'essouffler, qu'il faudra remonter la pente. Je pense même que je pourrais compter sur ceux qui m'entourent.
Parmi mes collègues, il y a vraiment de chouettes types. C'est un univers très masculin : sept mecs pour une fille… Et elle est technicienne. Elle coordonne chacune de nos missions. Sara. Une nana vraiment bien, un peu autoritaire, très droite, avec le caractère flamboyant du sud. Mais on s'entend bien, tout les deux. C'est elle qui m'a le mieux accueilli. Ensuite, il y a trois types que je vois rarement. En section criminalité, ils partent pour de longs commando, et ne reviennent qu'une fois toutes les trois semaines environ. Des rangers super expérimentés, qui abattent une charge de travail énorme avec la férocité et la force d'Arcanins. Impressionnants ; ces mecs-là, ils ne s'arrêtent jamais.
Enfin, il y a les trois derniers. Le premier, c'est le patron. Le boss, comme on l'appelle par ici. Le chef de la brigade. Trente ans d'expérience, des missions accomplies avec brio, certaines prises en étude de cas par les prof de l'Académie… Autant dire que j'ai déjà passablement entendu parler de lui. C'est un vétéran, qui semble partir à la guerre ne serait-ce que pour aider le Chaglam de la mère Michelle à descendre de son arbre… Un type droit dans ses bottes, sérieux quand il s'agit du boulot, mais bon vivant. C'est lui qui m'a le plus jaugé au début. Il m'a mis en difficulté pour tester mes réflexes, et en est ressorti satisfait. Il s'appelle Ahmad, grade ranger dix… Refus d'une promotion. Il aime son poste de chef à Woestan.
Le deuxième c'est un mec d'une trentaine d'année. Celui que j'aime le moins. Super froid, distant… On ne cause que pour le travail. Bien heureusement, ce n'est pas le partenaire que l'on m'a assigné : pour cause, il bosse avec le chef. Partenaires de terrain depuis plus de dix ans, ils sont terriblement efficaces et rodés aux terribles lois du désert et de la montagne australe. De vrais pros. Jamil, qu'il s'appelle. Jamis n'est pas commode.
Enfin, le dernier, celui qui veille sur moi à chaque mission, qui m'a pris sous son aile : Ioann. C'est un garçon patient, un peu vantard, mais qui fait les choses bien. Il a la vingtaine, a été diplômé il y a quelques années… Efficace, pédagogue, il explique bien les choses. Il semble heureux de notre duo, lui qui attendait un partenaire de travail depuis si longtemps… 
Et, après quelques missions d'essais, contrôlés de près par le boss, on nous a enfin confié une véritable affaire. Difficile, celle-ci, mais passionnante. Ahmad a cerné mes centres d'intérêt, mes objectifs. Il a promis de me réserver les missions en rapport avec le braconnage ou le sauvetage de Pokémon et êtres humains en détresse.
Ça me va parfaitement… Et aujourd'hui, c'est ce que nous sommes censés faire.

Des braconniers ont été signalés par des randonneurs en plein cœur des chaînes australes, dans une zone qu'on appelle communément les Monts Nuageux. Ce sont des pics escarpés, dénués de neige, mais très abrupts. Le coin favori des mordus d'escalade et de sensations fortes. Aussi un territoire sauvage, qui abrite un écosystème très riche à préserver coûte que coûte. C'est notamment le lieu de vie d'une véritable communauté de Bébécailles, Écaïd et Ékaïser, connus pour leur combattivité et leurs écailles tranchantes. Ces mêmes écailles qui intéressent tant les criminels. Ils n'hésitent pas à torturer les pauvres Bébécailles pour leur arracher quelques attributs qui se vendront à prix d'or, brut ou fondus.
Il suffit pour cela de les isoler du reste de la horde, de les empêcher de riposter soit en les rossant, soit en les piquant d'un somnifère, soit en posant des pièges particulièrement mutilant… À ce moment-là, on peut faire le sale boulot. Souffrance immense pour ces créatures, danger pour leur survie. Les écailles sont importantes pour leur défense. Elles leur permettent de rivaliser contre leurs prédateurs naturels.
Bref. C'est une mission urgente ; il nous faut contrôler la zone, lever les pièges disposés par les braconniers, soigner les potentiels blessés, notamment en les rapatriant au Centre de Woestan.

Mais pour cela, nous avons d'abord un peu de chemin.
Ioann et moi sommes partis aux alentours de six heures de matin. La fraîcheur nocturne couvrait encore la ville de ses bras réconfortants. Un taxi assigné à la base ranger nous a déposé au pied des montagnes, et nous avons débuté notre petite randonnée. Ahmad et les autres ont compris que je suis sportif, très sportif. Ce genre de petite promenade de santé ne fait pas peur… Et la suite non plus.

Ce que c'est, la suite ? Escalade en rappel, tout simplement. C'est quelque chose qu'on apprend, à l'Académie. Mais pas sur les chaînes australes. Encore moins sur les Monts Nuageux. Avant de partir, j'avais à la fois hâte, très impatient de découvrir les yeux, et à la fois peur. Peur de me blesser, peur de me ridiculiser… Peut-être aussi un peu peur de faire une chute mortelle.
Bien heureusement, Ioann était là pour me rassurer, pour recentrer sur l'objectif du jour et me coacher. Sara, à l'oreillette, nous guidait et nous donnait des conseils pour trouver le meilleur flanc à grimper…

C'est ainsi que je me suis retrouvé suspendu dans le vite, à quinze mètres de la terre ferme, cinq mètres d'un plateau qui marquerait le début de notre investigation. Tout en bas, Ioann. Ce n'est plus qu'une petite silhouette, floutée par le sable qui se déverse sur la montagne. J'entends encore sa voix, mais elle s'efface de temps à autres derrière le vent.
Je m'accroche coûte que coûte aux prises naturelles qui s'offrent à moi… C'est un coin connu des grimpeurs. Des mousquetons ont été fichés dans la roche, solide. Je me sécurise progressivement, étape après étapes. Ioann m'assure. De temps en temps, je me retourne vers lui, regard vers le bas et lui crie de me donner du mou. Alors, tout pantelant, je grimpe encore et encore. "SEC !" Il tire. J'ai failli tomber. La corde principale est accrochée sur le plateau. C'est sécuritaire, vraiment pas de quoi s'inquiéter… Mais j'avoue me faire de belles frayeurs…

Finalement, j'arrive au sommet. Je me détache précautionneusement, les mains tremblantes, la paume râpée… Je frissonne encore ; la pression, l'adrénaline redescendent : ouf. Sain et sauf. Et dire qu'il va me falloir redescendre. Ioann s'engage à son tour dans la montée. Grimpeur émérite, il s'assure tout seul grâce à un système ingénieux mais peu académique. Plus rapide que moi, il a tôt fait de me rejoindre.
Je le tire à moi, lui souris :

▬ Ouf… Merde, j'avais encore jamais fait un truc aussi fou. J'aimerais te dire que j'ai adoré, mais j'ai juste flippé ma race, en fait…!

▬ C'est normal, c'est le métier qui rentre ! Bientôt, à l'idée d'escalader, tu seras comme un fou.

L'aîné se met à rire et, tandis qu'il se détache, tapote amicalement mon épaule. Nous nous redressons, prêts à lancer la mission. Il me demande de faire le rapport ; je dégaine mon capstick, qui a pris cette belle couleur sable à la place du vert criard de l'académie, et passe un appel rapide à Sara, bien heureuse d'avoir de nos nouvelles :

▬ Montée effectuée. Nous sommes sur le plateau. Nous débutons le repérage. Terminé.

La communication se coupe alors que je relâche le bouton. Je me tourne du côté du précipice, fait face à l'altitude, au vide dans lequel je viens de progresser… Et, alors que dix heures doivent retentir à Woestan, je découvre un paysage unique sous mes yeux, à couper le souffle. Un de ces panoramas dignes d'une carte postale : les montagnes, brutes, sauvages, délimitent une zone extraordinairement belle. La nature y a tous les droits ; des pokémon oiseaux fendent le ciel à tire-d'ailes… Les arbres, coutumiers de ces espaces hostiles, fouettés par des vents violents, harassés par la sécheresses, ont des allures de soldats hargneux et déterminés à survivre, aux branches tortueuses et au feuillage clairsemé… J'adresse un petit regard émerveillé à mon partenaire ; il sourit fièrement :

▬ La terre de mes ancêtres ! Tu vois, c'est pour ça que j'ai quitté le Septrion. Ça rivalise avec Alola, tu trouves pas ?

Je ris un peu et acquiesce.

▬ Oui, très clairement ! C'est magique. Je m'extirpe difficilement de cette vue éblouissante et prend les devants. Le plateau qui s'étend devant nous présente de grands massif rocheux, une végétation dense et une multitude de bosquets, de petits bois à explorer. C'est une zone immense ; nous avons du travail. Quelques panneaux indiquent des chemins de randonnée. Allez ! C'est parti ?

Pas la peine d'attendre sa réponse. Je me remets en marche d'un bon pas, bien décidé à rompre la torpeur qui s'est emparée de mes membres pendant la montée. Nous avons du pain sur la planche, des pièges à désamorcer, des traces à relever… Et peut-être même quelques pokémon en détresse à secourir.

Petit résumé parce que voilà, c'est long:

Rien à l'horizon. Le vent s'est enfin calmé.
Dans notre uniforme de rangers, nous marchons le long d'un petit bois ombragé. Le soleil est désormais haut dans le ciel, la chaleur nous irradie avec délice. J'ai fini par m'habituer aux températures austréennes. Ça n'a pas été une mince affaire, mais désormais, progresser en pleine journée sur une terre exposée ne me dérange plus. Tout au plus, j'ai besoin de quelques pauses et de beaucoup d'eau pour me ressourcer, mais c'est la même chose pour tout le monde.
Ioann, lui, a eu plus de mal. Du moins, c'est ce qu'il a pu me raconter. Austréen pure souche né dans le nord, le retour à la région de ses ancêtres lui a fait plutôt drôle. Il est vrai que Derwoud présente une moiteur désagréable. Mais Woestan et sa chaleur brute, sèche, opère toujours un choc chez le voyageur non habitué.
Rohann le premier me dit souvent étouffer ici… J'imagine qu'il s'y fera, lui aussi. Il faut se laisser le temps. Écouter son corps, ne pas lui en demander trop dès le début… Et bien heureusement pour moi, c'est quelque chose que je sais faire à merveille.

J'ouvre la marche, éblouissant mon partenaire par mon endurance à toute épreuve. Pour l'instant, la pêche aux méchants n'est pas fructueuse. Le monde des rangers est terriblement manichéen. Aucun d'entre nous ne peut accorder un quelconque crédit à ces braconniers. Surtout après avoir retrouvé, la semaine passée, un cadavre de Bébécaille au pied de la montagne. Une honte. Rien que d'y penser, j'ai les poils qui se hérissent.
Si je tombe sur un de ces salauds, je ne sais pas ce que je ferais. Le code ranger ne nous permet aucune violence. Arrestation dans le calme ou fuite. Ce n'est pas à nous de mener les opérations, section protection. La section criminelle a bien plus de droit, et seule la police peut faire des interventions armées. Nous, nous sommes là pour secourir les victimes de ces activités illicites. Uniquement.

Au fond, ça m'arrange bien. Je ne suis aucunement disposé à la violence. Comme dit un certain Galarien, je ne pourrais pas faire de mal à une mouche… Et il a bien raison. Même les combats Pokémon me rebutent… Il faut dire que je n'ai pas avec moi de très bons éléments pour ce genre de chose. Moe, tout au plus, saurait se défendre… Mais je lui interdis de s'engager dans un duel compte tenu de sa santé fragile. La perdre ou la voir blesser me ferait beaucoup de mal. Elle a encore de beaux jours devant elle, inutile de risquer sa vie pour quelque chose d'aussi peu important.

La voilà d'ailleurs qui gambade tranquillement devant nous. Pour une fois, en apercevant la façade que nous avons escaladée, elle n'a pas tenu à rester accrochée à mon épaule. La Pokéball lui a plutôt bien convenu.

Le Pachirisu de Ioann la suit de prêt. Tout deux se lancent dans des courses effrénées, et, de temps à autre, la Rattata d'Alola réclame un peu de calme et de repos.
Je l'observe d'un œil bienveillant et ne tarde pas à la rappeler :

▬ Mo ! Allez, fais pas trop la folle, ma chérie. Tu reviens sur mon épaule ? Il faut te reposer maintenant.

Je m'agenouille et l'accueille doucement dans mes bras, la couvrant de caresses et plongeant mon visage dans sa fourrure chaude. Elle ronronne presque, couine d'aise et vient se blottir dans mon cou, toute pantelante. Pachirisu semble un peu déçu, mais il comprend. Il sait que son amie est fragile et a besoin d'attention. Je lui souris avant de me redresser et rejoint Ioann qui ne m'a pas attendu. Il passe un appel à la base, faisant son rapport de la dernière demie-heure d'investigation infructueuse :

▬ Non. Aucun signe des braconniers. Aucun piège… Nous pensons qu'ils les auraient dissimulés plus loin dans les massifs rocheux… Hmm… Combien de temps ? Nous nous donnons encore une heure. Une heure et demi. Nous essaierons de désescalader lorsqu'il ne fera aucun vent. Terminé.

Il ponctue son rapport en soupirant. D'un naturel très impatient, il déteste terminer une mission de repérage bredouille. J'avoue le rejoindre là-dessus : je serais bien déçu que ma première véritable mission se termine par un échec cuisant… Mais nous n'y pouvons rien.
Encore une option, rejoindre ce bois rocheux un peu plus loin. Nous apercevons les énormes massifs d'ici, et avons bon espoir. Typiquement le genre de bosquet où s'abritent et vivent les Bébécailles. Peut-être que les braconniers auront tendu quelques pièges sur place.

Je souris à mon partenaire ; il me rend ce rictus mi-figue mi-raisin. Je ris un peu en offrant quelques caresses à Moe :

▬ T'aimes pas ça, hein ? Admettre que ce ne sera certainement pas pour aujourd'hui.

▬ Non, sincèrement, y'a rien de pire. Mais ne baissons pas les bras trop vite. Il nous reste toute une zone à ratisser. Fais gaffe où tu mets les pieds d'ailleurs : je ne veux pas te ramener avec un piège-à-lougaroc refermé sur la cheville.

J'acquiesce et le laisse ouvrir la marche. Pachirisu est déjà loin, et, lorsque nous arrivons aux abords de la zone rocheuse, il appelle son dresseur le plus fort qu'il peut. Oui, c'est bien un premier piège qu'il a repéré. Ioann l'incite à revenir lui aussi sur son épaule et s'approche du dangereux instrument avec précaution, un petit sourire aux lèvres.
Je l'imite et m'accroupis en face de lui.

▬ Tu vois ? Il fallait pas désespérer.

▬ Effectivement. Alors, ranger Arutua. Que peux-tu en dire ?

▬ Eh bien… Dents ciselées, pointues. Le mécanisme prévoit une fermeture sensible, rapide, et surtout avec beaucoup de puissance. C'est pour un Pokémon dont la peau est solide. Idéal pour ceux à carapaces ou écailles résistantes. Et cette baie, qui sert d'appât, c'est une baie Fraigo. Son odeur attire les Pokémon dragon. Il en pousse beaucoup dans le coin.

Ioann acquiesce, puis il fixe ses yeux verts dans les miens. Ai-je fait une erreur ? La mine satisfaite qu'il affiche dit bien le contraire. Il examine un moment le piège en silence et continue son petit interrogatoire d'aîné.

▬ Tu as appris à désamorcer ce type de piège ? Tu m'expliques comment tu fais ?

▬ D'abord le déclencher avec un objet quelconque. Une pierre, par exemple. Ou un bâton. Ensuite on déterre dans chaîne et on récupère le tout avec un sac épais. Il ne vaut mieux pas y toucher directement au risque de s'y couper. Surtout que celui-ci est bien rouillé.

Le sifflement appréciateur de l'austréen me fait sourire, alors que je mets ces conseils théoriques en pratique. Moe, prévenante, a sauté de mon épaule, et allée chercher une branche épaisse et dure qui fera parfaitement l'affaire. En deux trois mouvements, le piège est inoffensif. Je l'enveloppe dans un sac prévu à cet effet.

Finalement, nous décidons de nous séparer pour explorer plus rapidement la zone. Et, alors que nous nous répartissons les coins pour être efficace, un petit gémissement attire notre attention. Autant l'un que l'autre, nous le reconnaissons sans problème… Je n'ai pas le temps de l'appeler que Moe est déjà partie en éclaireuse avec Pachirisu. Les deux femelles s'affairent autour d'un minuscule Bébécaille, tout geignant, qui s'est laissé tomber près d'un buisson.
Je n'attends pas non plus l'approbation de Ioann pour rejoindre la pauvre créature que je devine être bien mal en point. Je m'approche doucement, pour ne pas l'effrayer.
Le spectacle que je découvre serre douloureusement ma gorge : le pauvre petit dragon n'est plus qu'un monceau de plaies et de sang. Il tremble de tout son corps sous la douleur, qui doit être vite.
Moe semble s'alarmer aussi. Il piaille et l'examine sous toutes les coutures, ce qui paraît angoisser Bébécaille. Je l'appelle au calme, elle revient entre mes jambes alors que je m'accroupis, tendant une main douce vers la petite victime après avoir pioché quelques friandises dans la poche de ma veste :

▬ Ben alors ma grande… Qu'est-ce qui t'est arrivé…? Tu es une petite femelle n'est-ce pas ? Ce sont de vilains bonhommes qui t'ont fait tout ça…? Allez, viens. Viens prendre des forces, je ne te ferai aucun mal…

Ioann a compris la peur de la créature et décide de ne pas plus s'approcher, craignant sans doute de la faire fuir. Ce serait catastrophique : cette Bébécaille a à tout prix besoin de soins d'urgence. Il suffit pour cela de remarquer cette plaie sanglante qui barre son œil droit bien heureusement conservé. Des trous tout aussi rouges forment des puits béants dans son pelage d'écailles. On les a arrachées cruellement. Et cette patte arrière droite est en si mauvais état que c'est à peine si j'ose la regarder. Elle a besoin d'une opération d'urgence. Les tendons sont presque sectionnés, la peau déchiquetée. Elle est salement mutilée, et je crains qu'aucun infirmier ne puisse sauver ce membre lésé.

Pour rassurer la petite dragonne, je m'éloigne de quelques pas en posant au passage les friandises dans l'herbe. Je veux qu'elle comprenne que je ne lui veux aucun mal… Mais elle doit connaître la ruse des hommes. Le processus risque d'être difficile.