Pouvait-on vraiment savoir ce qu'Alexei ressentait en remettant les pieds sur ces chemins escarpées de profonde montagne…? C'était un mélange de sentiments divers, où la nostalgie se mêlait à une étrange amertume. La chaîne des mille sommets était tout un symbole. Celui de la puissance du Septrion, tout d'abord. Sur ces kilomètres de roche abrupte, il lui semblait se reconnecter avec ses racines et ses ancêtres. Respirer l'air pur des pics enneigés, c'était faire sien des siècles d'histoire. Qui donc était passé par le même sentier que lui ? Qui donc avait glissé sur la même pente…? C'était ici qu'avait eu lieu les grandes guerres qui avaient tour à tour marqué la somptueuse et tragique histoire du nord. Ici encore que les pauvres habitants avaient un temps effectué leurs longues transhumance pour trouver refuge plus au sud, dans cette vallée qui abriterait plus tard Edelsten, la ville où il faisait bon vivre… Le Septrion, c'était un enchevêtrement de valeurs, de traditions, de conflits. C'était une culture riche, précieuse qu'Alexei chérissait et abritait au fond de son cœur. Bien sûr, ces même coutumes dont il pouvait parfois se montrer si fier lui avaient de nombreuses fois apporté un chagrin presque inconsolable… Les traditions, c'était bien. Mais il fallait aussi vivre avec son temps, et ça, c'était déjà plus difficile.
Mais avait-il le choix ?
Un sage lui aurait répondu que la vie entière était une question de volonté. S'il avait voulu respecter ces valeurs durement assimilées tout au long de son enfance, il l'aurait fait. Beaucoup d'efforts, beaucoup de larmes, mais il l'aurait fait… Et ces montagnes, dont la puissance et la noblesse transcendaient les cœurs septrioniens n'auraient pas été le théâtre d'un amour honteux interdit. C'était sur ces même chemins qu'Alexei s'était épris de Syrius, ce prince du sud, cette étoile brillant dans son obscurité. À force de se répéter cette histoire, le jeune homme en était venu à la romancer. N'aurait-elle pas été magnifique dans un livre de contes septrioniens…? Bien sûr, il aurait fallu en modifier quelques détails qui faisaient toute son importance… Un beau prince austréen qui aurait subtilisé le cœur d'une roturière septrionienne… Une histoire d'amour magnifique, dramatique, que les mères auraient sans doute conté à leur progéniture à la tombée du jour. Mais malheureusement, la réalité était toute autre. La roturière s'était changée en fils de vieux mineur qui croupissait désormais dans sa vieille masure venyyssienne, et le prince, le beau prince, était le cadet d'une famille royale déchue, passionné de photographie, charmant de bien d'autres façons mais manquant sans doute de cette superbe que conférait habituellement le sang bleu… Parfois, le jeune homme revenait sur toute leur aventure et imaginait son histoire s'il n'avait pas rencontré Syrius. Alors, son voyage perdait toutes ses couleurs. Bien sûr, certains tourments l'auraient épargné, mais du reste, la joie, le plaisir de ces longues randonnées en sa compagnie, les soirées passées côte à côte au clair de lune… Il ne les aurait jamais connus. Et qu'en était-il de ces sentiments renversants qu'il éprouvait à son égard…? N'était-il donc pas temps d'ouvrir son cœur, d'acter ce choix fatidique qui ferait prendre à sa vie un tout autre tournant…? Ç'avait été une décision difficile. Il s'était débattu avec lui-même plusieurs mois durant, pesant le pour et le contre d'un tel amour… Finalement, il avait promis à l'austréen de le suivre, de rester fidèle, à lui, mais aussi à la personne qu'il était vraiment. Pourtant, le lendemain, aux premières lueurs du jour, en se rappelant ce serment fait sur l'oreille, au terme d'un rapprochement physique infructueux, le sentiment d'avoir commis une faute irréparable l'avait assailli. Alexei se souvenait bien : il avait vomi ses tripes, ce matin-là… Et depuis… Depuis il sentait un immense vide dans cette poitrine. Un puits sans fin qui se chargeait de tristesse et d'angoisses terribles… Syrius s'était aperçu de ce revirement soudain de caractère. De proches, de cajoleurs, ils étaient devenus distants…
Soupirant sans fin, Alexei progressait tête basse sur le sentier qu'ils avaient emprunté en début de journée. On l'appelait la Route de l'À-Pic et, pour ainsi dire, elle portait bien son nom. Ils ne s'étaient pas encore trop enfoncés dans les montagnes. Le chemin était long avant d'atteindre Isslot et, pour l'instant, ils n'étaient qu'à leur premier jour de voyage. L'ascension s'était faite sans encombre : l'été qui battait son plein avait fait fondre les neiges superficielles qui recouvraient habituellement les contrebas de la montagnes… C'était donc sur un sentier boueux mais plus meuble que lors de leur précédente traversée qu'ils avaient progressé jusqu'à atteindre le petit plateau qu'on disait du Grand Pin, en raison de cet immense résineux qui y élevait ses ramures… C'était sur ce terrain herbu et baigné de soleil que le duo avait planté sa tente. Un triangle spacieux, agrémenté d'une toile solide, que Syrius avait acheté en Austrée avant de partir sur les routes du nord… Celle d'Alexei, on s'en rappelle, avait connu un dénouement tragique…
Malheureusement, les cœurs n'étaient pas à la fête. L'ambiance qui régnait entre eux était plus que mauvaise… Le blond, sans cesse perdu dans ses pensées tortueuses, ne prenait bien souvent pas la peine de répondre aux interrogations de son petit ami et le gâtait d'une grande diversité de grognements dont lui seul avait le secret. En un sens, il était le parfait portrait de sa nouvelle recrue, Topaz, tel qu'il avait décidé de le nommer. La créature, sauvage, qu'on aurait même pu qualifier de misanthrope, se tenait à l'écart du groupe – qui s'était considérablement élargi – et occupait la majorité de son temps à faire rouler le petit silex ornant le vieux briquet d'Alexei du bout de sa griffe affutée. Malgré sa morosité, le Venyysien faisait preuve de la même douceur que d'accoutumée auprès de ses petits compagnons et, préoccupé par le comportement obscur du Fourbelin, il avait de nombreuses fois essayé de l'attirer à lui et de le mêler aux autres. Narcisse, dans cette entreprise, aidait considérablement… Petit à petit, les choses avançaient…
Individuellement, bien sûr, Topaz avait accepté la présence d'Alexei. Il semblait même l'apprécier, et c'était réciproque. Le Fourbelin tenait sa nouvelle liberté à ce que le blond avait accepté de le prendre sous son aile plutôt que de le ramener dans son centre de détention… Dès lors, il n'avait plus de ce passé révolu que cette bague en argent qui perçait son oreille. Il goûtait aux joies des ballades extérieures, des paysages magnifiques qui défilaient sans cesse sous ses yeux discrètement émerveillés… Alexei refusait à Syrius – qui, pour des raisons étranges semblait avoir développé une certaine crainte vis à vis de la créature – la sécurité de la pokéball : la plupart du temps, Topaz marchait à ses côtés, comme Narcisse. Un moyen de l'adoucir et de l'aider à s'ouvrir aux autres… Pour l'instant, c'était une méthode qui portait ses fruits.
Aussi progressait-il non loin de son dresseur, ce soir-là. Le jour déclinait et, du chemin caillouteux qui offrait un accès direct à un immense précipice, on pouvait observer le soleil se fondre dans la ligne d'horizon. À la recherche d'une certaine quiétude dans son grand désir de solitude, Alexei s'était aventuré plus haut sur le chemin, repérant par la même occasion la route qu'ils emprunteraient le lendemain… Syrius était resté au campement et nourrissait tranquillement ses pokémon…
Derrière lui, Narcisse et Orion, qui trottait fièrement. Il avait bien grandi ; sa masse musculaire s'était accentuée… On sentait qu'il prenait du plaisir à s'entraîner. Le Feunard, égal à lui-même, faisait preuve d'une grâce sans pareille… Cette petite promenade au crépuscule était l'occasion pour lui d'afficher sa splendeur aux yeux invisibles de cette montagne qui l'avait vu naître. Et, fermant la marche, Kama, le Farfuret, se désolidarisait du groupe… À peine avaient-ils mis les pieds dans les montagnes que le pokémon ténèbres avait semblé complètement absorbé. Alexei pensait le laisser ici si tel était son désir. Après tout, il avait assez de trois Pokémon à entraîner… Il ne faisait plus vraiment attention au comportement de Kama. Ce dernier pouvait désormais se promener où il le désirait…
Alors que leur jeune maître s'était finalement assis au bord d'un petit escarpement, les pieds dans le vide, Narcisse le gâtant de sa douceur, Orion se couchant derrière lui et Topaz observant le paysage, complètement absorbé, Kama, lui, préféra s'éclipser. Le Farfuret remonta la pente assez raide que formait la route de l'à-pic sur la suite du chemin… Et, arrivé sur un surplomb herbu, il fut bien amusé de voir son dresseur et ses camarades tout petits en contrebas. Il cria pour attirer leur attention, en vain, et recommença à plusieurs reprises… Jusqu'au moment où quelques pas se firent entendre derrière lui. Sursautant, il fit volte-face et tomba nez à nez avec un drôle de jeune homme. Étonné bien que peu effrayé, il le salua gaiment avant de sauter de la corniche et de rejoindre à toute jambe son dresseur pour le tirer par son gros manteau. Alexei, surpris par tant d'enthousiasme, lui adressa un regard circonspect, mais Kama eut tôt fait de lui montrer de sa griffe l'objet de son regain d'énergie. Tout sa petite équipe leva les yeux sur cette présence inattendue. Orion hennit en guise de bonsoir tandis que Topaz, farouche, se dissimula dans le dos de son dresseur.
Souriant faiblement, Alexei fit un petit signe de la main et s'éclaircit la voix pour qu'elle porte jusqu'à l'inconnu :
▬ Oh, bonsoir ! Excusez Kama s'il vous a dérangé…! Il est un peu turbulent, parfois.
C'était si étrange de retourner au Septrion... ça faisait un bail qu'Ulrich n'avait pas mis un pied dans cette satanée région pleine de neige, d'alcoolos et de vieux croutons. Principalement parce qu'elle était pleine d'alcoolos et de vieux croutons, justement. Ses souvenirs associés à l'endroit n'étaient pas des plus positifs, certes, mais il était temps de renouer avec ses racines. Non pas pour revoir les deux sauvages qui se prenaient pour ses parents, mais pour venir botter le cul de quelques Septriens ! Il avait passé un an à voyager entre Thacie et l'Austrée, à s'entraîner avec ses Pokémon. Il en avait rencontré des nouveaux et King avait même évolué. Maintenant, il se sentait prêt à tenter sa chance avec le premier badge. De toute façon, l'échec n'était pas admis. En battant Martial, le jeune homme aurait l'impression de gagner une revanche contre la contrée qui l'avait vu naître et l'avait élevé avec toute la haine dont ses habitants sont capables.
Mais bon, Newman était râleur, pas pessimiste. Il y avait quelques avantages. Déjà, le froid était étonnement agréable après avoir supporté des déserts, des jungles et des plages bondées de touristes. Des touristes, justement, on ne risquait pas d'en voir dans le coin. Les rares étrangers qui s'ennuyaient assez pour s'intéresser au Septrion préféraient se promener dans les belles rues modernes de Belagora ou se faire peur dans la maison hantée d'Isslot. On les voyait bien passer vite fait par Edelsten, mais ils étaient rares.
De plus, l'adolescent fut choqué de réaliser à quel point certains détails triviaux lui étaient nostalgiques. Il avait presque souri en entendant l'accent d'un local au loin. A y réfléchir, il n'avait pas vécu que de mauvaises choses ici... il avait eu des amis, bien qu'ils se soient éloignés. Il avait passé des heures à skier dans les montagnes et à jouer avec King. Ce dernier n'avait pas été insensible à ce retour aux sources non plus. Il était surexcité. Alors que son maître le menait à travers Edelsten, il ne cessait de reluquer les falaises, rêvant d'y courir comme ses ancêtres sauvages. Il n'eut pas à supplier son humain pour y aller : après quelques achats, Ulrich sortit de la ville, direction chaîne des Mille Sommets ! Il passerait une dernière journée à s'entraîner avant de tenter sa chance à l'arène. L'excitation et le trac étaient palpables, il aurait besoin de se défouler un peu ou il n'en dormirait pas de la nuit.
Avant de commencer l'ascension, le jeune homme laissa sortir tous ses amis de leurs Pokéball. Moon s'étira délicatement, Crazy partit en trombe devant le groupe et Joséphine salua son dresseur, pour rester à ses côtés, attendant sagement qu'il donne le départ. Ce qu'il fit assez vite, pas vraiment par choix : il faudrait bien rattraper la flèche rose qui avait filé le long du sentier. Ulrich était quasiment sûr qu'elle ne se perdrait pas, car même si elle était toujours aussi tête brûlée, elle commençait à prendre en compte le danger, elle ne se jetterait sûrement pas dans les fourrés pour aller investiguer une quelconque odeur et se contenterait de docilement suivre le chemin tracé par les Hommes. Sans surprise, ils se retrouvèrent après cinq minutes de marche. La Zigzaton avait dû finalement réaliser que personne ne la suivait et avait attendu le reste de la compagnie. Fier papa poule, le dresseur la félicita d'une caresse sur la tête, qu'elle accepta avec joie, avant de repartir de plus belle. Même si cet évènement se répétait plusieurs fois, c'était un progrès considérable par rapport à la ratonne qu'il avait rencontré plusieurs mois auparavant.
Le soleil déclina vite, tandis que la petite troupe avançait. Pour dire vrai, ils n'avaient pas été des plus assidus dans cette randonnée. A plusieurs reprises, il avait fallu s'arrêter pour faire des pauses, déjeuner ou juste se détendre un peu. Dans une grande plaine dégagée, King avait déclenché une course-poursuite avec son maître, avant de se faire rattraper et mettre au tapis par Crazy, ce qui avait fait rire tout le monde à part lui. Plus tard, devant un beau champ de fleurs, Ulrich n'avait pas pu retenir la Nymphali et la Tiplouf lorsqu'elles voulurent en cueillir. Visiblement, ces petites aventures ne les avait pas trop retardés, puisqu'ils arrivaient à l'heure estimée par l'adolescent. Il savait où se trouvait un plateau idéal pour bivouaquer et pourrait planter sa tente avant la tombée de la nuit, comme prévu. Il était sur le point de gravir les dernières pierres lorsqu'un cri le surprit. Il trébucha en arrière, vite imité par le Lougaroc. Joséphine, endormie sur le dos de ce dernier, trop fatiguée pour continuer, fut réveillée en sursaut et manqua de tomber. Le brun leva les yeux pour chercher l'auteur de ce hurlement et s'assurer que lui ou ses Pokémon ne seraient pas en danger. Il n'avait jamais rencontré de créature dangereuse dans ces montagnes mais on ne se méfiait jamais trop.
Là, un peu en hauteur, il remarqua un Farfuret. Ce dernier ne l'avait pas vu, apparemment. Il regardait autre chose au loin, avec un grand sourire. Ouf, il ne semblait pas hostile. Heureusement, car il fut vite alerté par les pas de Crazy, bien moins discrète que ses compagnons. Elle finit par s'arrêter en rencontrant le regard de l'autre type Ténèbres, chacun ayant l'air aussi surpris que l'autre. L'être de glace n'attaqua pas et Newman osa s'approcher. Une fois à la hauteur du Pokémon, il fut même surpris de voir qu'il ne s'enfuit pas. Farfuret le salua gaiement et son interlocuteur humain lui répondit avec le sourire. Il devait sûrement appartenir à quelqu'un pour être aussi proche des hommes. En effet, le monstre s'éloigna, pas pour échapper au Septrien, mais pour retourner auprès de son dresseur. Alerté par son Pokémon, celui-ci leva la tête et vit débarquer l'équipe d'Ulrich. Il ne s'était pas attendu à croiser d'autres personnes mais il ne dirait pas non à un peu de compagnie. Le jeune homme blond semblait avoir son âge, peut-être un peu plus vieux mais de peu. Et puis, si c'était un sale con, il y aurait bien assez de place sur ce plateau pour camper loin de lui.
T'en fais pas pour ton Farfuret, je crois qu'il a eu aussi peur que nous. plaisanta le brun, et puis il a l'air plutôt sympa. T'es dresseur aussi, non, t'es venu pour t'entraîner ? enchaîna tout de suite Ulrich.
Il n'était pas connu pour tourner autour du pot. L'inconnu était bien entouré, suivi d'un Feunard blanc et d'un Ponyta à la crinière rose. Un troisième monstre se dissimulait derrière lui. Il était rare que le civil lambda ait plus d'un Pokémon avec lui. Ça aurait fait tant plaisir au Septrien de rencontrer un autre dresseur avec qui parler de combats pendant des heures sans le saouler.
Alexei jeta un dernier regard au paysage estival qui s'étendait sous ses yeux et laissa échapper un court soupir : décidément, même perdu dans les montagnes, il semblait impossible de goûter à la tranquillité. Pourtant, en cette période troublée, le jeune homme rêvait de solitude, de reconnexion avec lui-même. Partager jours et nuits avec Syrius était agréable lorsqu'ils filaient le parfait amour, mais désormais, la tension au milieu, la rancœur et les craintes entre eux, cette cohabitation était à peine supportable. Ces moments d'escapade au petit-matin ou au crépuscule avait des airs de délivrance. Il se sentait revivre le temps d'une heure ou deux. Il pensait à ses compagnons, à son entraînement, aux Pokémon qu'il rêvait d'avoir dans son équipe… Il revivait son combat d'arène victorieux, ressentait une légère fierté… Et puis il imaginait le prochain. Comme ce deuxième badge serait beau aux côtés du premier. Comme il se sentirait fort, puissant s'il parvenait à décrocher ce second titre… C'était une réflexion purement égoïste mais qui lui faisait du bien, se trouvant bien souvent confrontée à des affaires beaucoup moins réjouissante. Sa relation avec Syrius, cette première fois traumatisante et ratée, ce père auquel il ne pourrait pas mentir éternellement, cette petite sœur qu'il n'avait pas vue depuis presque un an… Oui, Alexei avait bien besoin de se changer les idées, de rêver un peu. Les nouvelles n'étaient pas bonne, le quotidien peu satisfaisant. Échapper à cette réalité oppressante avait parfois du bon.
Ses Pokémon aussi aimaient s'évader du campement. Topaz lui-même avait pris goût à ces escapades en pleine nature. L'air de la montagne lui plaisait ; sentir la chaleur de cet être humain qui l'avait si gentiment recueilli avait quelque chose de nouveau et d'agréable à ses yeux. Peu à peu, il reprenait confiance en lui et se livrait aux autres. Narcisse veillait sur lui comme le lait sur le feu, prenant garde à le remettre dans le droit chemin chaque fois qu'il s'en écartait. Et, au milieu de tout cela, Orion et Kama suivaient tranquillement, bien heureux d'avoir droit à ces petites promenades en plein-air. C'était profitable pour tout le monde ; ils les mettaient bien souvent à profit pour s'entraîner et préparer de nouvelles stratégies en vu d'un prochain combat d'arène… Mais ce jour-là, visiblement, le destin en avait décidé autrement.
Alexei se leva non sans difficulté, harassé par la fatigue de ce premier jour de marche et par l'ennui que lui causait l'étrange venue de cet inconnu qui eut tôt fait de gravir les mètres de dénivelé qui les séparaient l'un de l'autre, répondant à sa salutation par une question intéressée.
C'était un adolescent, aux cheveux noués en une petite queue de cheval broussailleuse et aux tempes rasées. Brun, peau matifiée par un long voyage, il était lui aussi accompagné d'un bon nombre de pokémon. Le Venyysien les appréhenda tous un à un, tentant de remettre des noms sur ces silhouettes familières ou découvertes une fois par hasard dans un livre ou à la télévision. Un Lougaroc, jeune et orgueilleux, un Tiplouf visiblement épuisé, un Zigzaton aux étranges couleurs qu'il devinait être une robe étrangère et un Nymphali, grâcieux à souhait. Voilà donc l'équipe qui se pavanait sous ses yeux surpris mais vivement intéressés. Il mit un temps à détacher son attention de toutes ces créatures pour enfin s'intéresser pleinement à leur propriétaire. Traits de visage marqués par la route, mais qui, malgré tout, avait quelque chose d'étrangement féminin. Sa voix aussi semblait ne pas avoir été modulée par l'adolescence… Plongeant ses yeux gris perle dans les prunelles plus sombres de l'inconnu, Alexei eut un petit moment d'égarement. Ce regard, cette posture et cette voix… Tout lui disait quelque chose, comme s'il avait déjà rencontré cette personne dans un lointain passé. Et, alors qu'un silence séparait la question du nouveau venu d'une potentielle réponse qui tardait à venir, le jeune homme recula d'un pas, ses sourcils s'arquant étrangement.
Oui ! Il se souvenait, maintenant…! Les images revenaient en nombre ; celles d'une petite école primaire perdue dans la neige boueuse d'une Venyys qui sortait peu à peu de l'hibernation… Celles de cette petite fille qu'Alexei avait un jour faite tomber par mégarde, dans la cour de récréation toute exigue, en jouant à Chacripan avec ses rares amis de l'époque… Il l'avait doucement aidée à se relever, et son air furibond lui avait glacé le sang. C'était bien ce regard, cette détermination, cette hostilité latente qu'il lisait dans les yeux de ce garçon… Identiques… Il fouilla plus profondément encore dans sa mémoire et, au bout de quelques secondes, se pencha doucement vers lui en murmurant d'une voix presque étouffée :
▬ Excuse-moi, mais… On se connaît, non…? Tu ne viendrais pas de Venyys, par tout hasard…?
Il fit une petit moue embarrassée, tourmenté par ce nom qui ne voulait pas revenir… Mais aussi par cette petite fille qui était devenu beau jeune homme. Cette pensée manqua même de le faire rougir, mais le roucoulement interrogateur de Narcisse le tira de cette songerie un poil déplacée. Il baissa ses yeux sur le grand Feunard d'Alola qui était allé au devant du Lougaroc et semblait bien étonné par l'apparente bellicosité de ce dernier. Doucement, il flatta l'encolure de son Pokémon, plongeant ses doigts gantés dans sa fourrure immaculé, dont il émanait toujours un souffle frais. À peine s'était-il levé que Topaz s'était dissimulé derrière ses jambes… Bien malheureusement pour lui, Alexei n'était pas assez massif pour le cacher entièrement, et ses grandes oreilles – dont celle percée – dépassaient largement dans son dos. Kama, quant à lui, plus curieux que jamais, tournait autour du nouveau dresseur avec intérêt, suivi d'Orion qui trottait tranquillement derrière lui. Bientôt, la Zigzaton du jeune homme ne tarderait sans doute pas à les rejoindre si le petit ménage continuait, mais le Venyysien en décida tout autrement, les rappelant au calme et au silence. Tout le monde vint se ranger autour de lui et il passa une petite main nerveuse dans ses cheveux. Il reprit d'une voix parsemée de doutes, prolongeant sa précédente interrogation en offrant quelques détails qui pourraient les aiguiller sur une potentielle piste :
▬ C'est mon village d'enfance, Venyys. Je l'ai quitté il y a un an, tout au plus… Je suis dresseur, oui, et je m'appelle Alexei Kireïev. Je ne sais pas si mon nom te dit quelque chose… Je suis vraiment certain de t'avoir déjà vu quelque part, mais j'ai l'impression de me tromper…
Certes, il n'avait pas répondu à la question initiale du nouveau venu. Un combat, pourquoi pas… Mais il y avait des soupçons qui méritaient d'être résolus avant de se lancer dans un duel amical.
Le blond ne répondit pas de suite. Il semblait un peu confus, étudiant avec un drôle d’œil la face d'Ulrich. Il ne put pas vraiment s'empêcher de rouler des yeux. Il en avait l'habitude à force, il connaissait par cœur ce regard qui voulait dire "garçon ou fille ?". Saloperie de voix, saloperie de joli visage fin. Plus le temps passerait, plus ils deviendraient un problème. Un adolescent a le droit d'avoir les traits peu marqués et le ton plus élevé que les hommes, pas les adultes. Au moins - et ça confortait un petit peu le brun qui se faisait ses films pendant qu'on le reluquait, son interlocuteur ne sembla pas prêt à l'insulter. Il n'avait pas l'air méchant en général, juste... un peu triste. Il y avait une drôle de mélancolie qui se dégageait de ses yeux bleus, dont la cause était inconnue du Septrien. Et il s'y connaissait trop en questions indiscrète pour en poser une à son tour.
Éventuellement, le dresseur du Feunard ouvrit la bouche. Sa confusion ne l'avait en revanche pas quitté. Il parlait lentement, son cerveau étant toujours en train d'analyser les faits pendant qu'il bavardait. "On se connait" ? En voilà une satanée question. A présent, l'adolescent se retrouvait aussi en proie à ce questionnement. Venyys ça faisait un bail, il était parti de ce trou paumé il y avait un peu plus d'un an et avant de fuguer, il n'avait plus vraiment d'amis dans son entourage, tous rebutés par son "choix" ou par son agressivité naissante. Certains avaient aussi été simplement perdus du vue. Même si la ville n'était pas grande, il ne pouvait pas parler tous les jours à tous les habitants. Pas qu'il l'aurait voulu, vu la bourgade en question.
Ouais je viens de Venys ouais, mais je saurais pas te replacer, désolé...
Avant de réellement le laisser finir, le blondinet se présenta. Voilà qui aiderait grandement à lever des soupçons. Alexei Kireïev ? Le nom de famille était plus familier pour Newman que le prénom. En effet, il savait que c'était le patronyme d'un collègue de son père (soit dit en passant, presque tous les hommes de la ville bossaient dans les mines, donc peu étonnant). Il lui semblait qu'il y avait plusieurs enfants nommés ainsi, il les avait côtoyés à l'école. Et si ce Venyysien se rappelait de lui, il y avait de grandes chances pour qu'ils aient eu à peu près le même âge... Soudain, l'image lui revint. Il se souvenait du petit Alex, bien qu'ils ne se côtoyaient pas - ils avaient dû se croiser dans la cour, sans doute, mais sans plus, il en avait entendu parler. Il ne le dirait pas à son interlocuteur, mais ce dernier n'avait pas une réputation de gros bras à l'époque, c'était même plutôt l'inverse. Maintenant c'était un jeune adulte, mais il n'avait pas non plus l'air de pousser à la salle. Il faisait la même taille qu'Ulrich, à quelques centimètres près peut-être, mais était bien plus mince, élancé, presque efféminé. Et pourtant, aucun doute qu'il était un homme. Le brun en serait presque jaloux.
Ah, j'me souviens à peu près ouais, on devait être dans la même école mais je crois pas qu'on aie vraiment traîné ensemble, commença le jeune homme, assuré, avant de réaliser qu'il devrait sûrement radoter encore une fois. Avec un peu de chance, il comprendrait, la jeunesse est toujours plus tolérante que la génération précédente, dit-on souvent. Moi c'est Ulrich, mais le nom de Newman ça te dit sûrement plus quelque chose. Après j'ai pas toujours porté ce nom, c'est possible que tu voies ma tête sur un autre corps du coup.
A présent, le Septrien voulait absolument empêcher le fameux silence gênant de s'installer. A force, il ne le supportait vraiment plus. Il était de bonne humeur, bien qu'un peu anxieux de tomber sur un con, il ne souhaitait pas vraiment avoir à s'énerver.
C'est marrant de tomber sur un autre Venyysien du coup, ça nous fait quelques points en commun si t'es aussi dresseur en plus. T'es parti depuis longtemps de ce trou à Rattata ?
S'il était une chose sur la jeunesse Venyysienne aimait s'accorder, c'était à quel point leur région d'origine puait la pisse. Tout ado qui se respectait là-bas clamait au et fort "qu'à seize ans, je me casse !". Malheureusement, la plupart n'auraient jamais l'occasion et iraient travailler à la mine comme leurs ancêtres. Franchement, Ulrich préférait encore sa "vie de clochard", comme on le luit avait déjà reproché.
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